À la lisière des mondes — Les confidences de Joseph-Siffred Duplessis (Chapitre 1)

 Il m’a toujours été impossible de trancher : vaut-il mieux vivre enfermé dans un rêve éclatant — bref comme une étincelle, infini comme un ciel étoilé — ou affronter la pâle réalité de mon existence, parfois étirée en un cauchemar flou, à la frontière du réel et de l’illusion ? Cette question me poursuivait, lancinante, comme une ombre fidèle.

Un soir d’orage, la pluie tambourinait sur les vitres. J’ai ouvert un vieux roman à la couverture usée. Peu à peu, les mots prenaient vie, devenaient des voix, puis des visages. Sans même m’en rendre compte, le monde autour de moi s’effaçait. Brusquement, j’étais le héros : je courais sur les toits d’une ville inconnue, je déjouais le complot d’un roi fantôme, je traversais des forêts hantées où les pierres chuchotaient des destins oubliés.

Puis le livre s’est refermé. Mais je n’étais plus dans ma chambre. Tout était noir, suspendu dans un silence dense, comme si le temps lui-même retenait son souffle. Prisonnier entre deux mondes, je n’étais plus qu’un spectateur impuissant, conscient seulement du battement sourd de mon cœur… et de l’espoir vertigineux qu’un lecteur, quelque part, rouvre ce livre et me ramène à la vie.

Quand la lumière est revenue et que l’air s’est peuplé à nouveau de murmures d’aventure, j’ai su que plus rien ne serait comme avant. Chaque chapitre serait une porte, chaque page un souffle vers une existence nouvelle, tissée de périls et de merveilles.

C’est ainsi qu’a commencé ma véritable vie : non plus limitée à mes doutes ou à mes regrets, mais élargie à l’infini des fictions, nourrie à chaque battement par la passion de l’inconnu et la promesse du prochain mot.



Chapitre I — Tout débuta par une merveilleuse rencontre

Ma première aventure, pourtant, n’a pas surgi d’une fiction, mais d’une rencontre réelle — celle qui allait tout éveiller. C’était une soirée humide de septembre, où les pierres blondes de Carpentras réverbéraient la lueur chaude des lanternes. Le temps était lourd, saturé d’humidité et d’un silence suspendu, porteur de promesses que je ne savais pas nommer.

Poussé par la curiosité et le désir de rencontrer un homme dont la renommée murmurait encore dans les ruelles, je franchis la vieille porte de l’atelier de Joseph-Siffred Duplessis, portraitiste officiel de Louis XVI et chroniqueur silencieux d’un siècle qui vacille.

Une clochette tintinnabula lorsqu’elle heurta le bois vieilli. 

« Vous voilà donc », dit-il sans sourciller.

Pas de surprise. Pas de peur. Juste la présence intense d’un homme rompu au silence, aux visages fuyants, aux modèles bavards.

L’odeur de térébenthine, mêlée à celle du papier vieilli, m’enveloppa comme un manteau de mémoire. Duplessis avait le regard vif, son front soucieux encadré de mèches argentées. Malgré le froid, un brasero fatigué rougissait dans un coin, et sur un chevalet trônait un portrait inachevé dont les yeux semblaient sonder l’éternité.

« Il n’est pas aisé de saisir une âme, monsieur », lança-t-il sans détour, son pinceau suspendu dans la pénombre. Je le saluai timidement, conscient d’entrer dans l’intimité d’un homme hanté par ses modèles, ses choix, et ses regrets.

Je l’interrogeai : « On dit de vous que vous captez la vérité avec plus de franchise que la cour n’en tolère… »

Son sourire fut bref, ironique : « Leur vérité n’est qu’un costume de sacre. Quand j’ai peint Marie-Antoinette, on voulait le velours du rêve, non la silhouette inquiète d’une dauphine exilée dans son propre destin. Savez-vous pourquoi l’étude est restée inachevée ? Parce que les vrais visages dérangent plus que les fictions — même royales. »

Il me parla alors de son apprentissage auprès du moine de Villeneuve-lès-Avignon, des heures austères à Rome chez Subleyras, et des débuts parisiens, marqués par la faim et par l’espoir tenace.

« Paris était un théâtre. À la Royale, il fallait séduire Diderot pour survivre. Mon portrait de l’abbé Arnaud ? Je l’ai peint en écoutant ses sermons sur l’âme et la vérité — et j’ai tenté de n’en trahir aucune. »

Lorsqu’il évoqua le Salon de 1777 et son portrait de Louis XVI, une lueur flotta dans ses yeux :

« Ce jour-là, il portait la tenue du sacre. Mais moi, je voyais le regard d’un homme pris dans les méandres de l’Histoire, comme un enfant perdu dans les draperies de son propre rôle. »

Autour de nous, les ombres de ses modèles semblaient s’animer : le compositeur Gluck au clavecin, le peintre Vien au bord de la toile, Necker soucieux, Benjamin Franklin songeur… Marie-Thérèse Heurtin-Ducis, farouche et lumineuse.

« Chacun apportait sa tempête, murmura-t-il. Et moi, j’étais le miroir — scrupuleux, parfois intimidé, toujours honnête. »

Il évoqua ensuite la Révolution :

« Je cataloguais les trésors pour la République dans un Versailles déserté. Je notais plus qu’on ne me payait. Le caoutchouc, l’alchimie des matières nouvelles… c’était mon refuge, à défaut de pinceau. »

Puis vint le silence. Et la confidence :

« Je me suis marié tard, avec celle qui avait veillé sur mes chagrins et mes hivers. Une servante, une étoile discrète. On dit que je mourrai ruiné et gâteux. Mais même un Van Dyck de la France ne choisit sa sortie. »

Avant de partir, il me montra un dernier tableau : portrait éclatant d’un commerçant anonyme.

« On ne cesse jamais de chercher le vrai visage du monde, me dit-il. Peut-être êtes-vous, ce soir, le prochain chapitre. »

Quand je refermai la porte sur l’atelier, la lune baignait Carpentras d’une lumière douce. Duplessis vibrait encore en moi — comme une couleur jamais sèche sur sa palette. À cet instant, je savais que j’avais été témoin de l’âme d’un peintre… et qu’il m’avait confié quelque chose de plus précieux qu’un secret : un fragment de vérité.

 
Autoportrait, 1801, huile sur toile, musée de l'Histoire de France (Versailles)


A suivre...

Antoine le 29 juillet 2025


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