Je poursuivais ma route dans ce monde suspendu entre mémoire et matière, lorsque l’éclat d’un cadre attira mon pas. Le Salon de 1777 n’avait rien d’un écrin pour les âmes délicates. C’était un théâtre d’ambitions, de rivalités voilées, de pinceaux affûtés comme des plumes de pamphlet. Et pourtant, au centre d’un murmure mondain, une toile retenait les souffles : Louis XVI en grand costume de sacre.
Chapitre IV — Le Roi et le Reflet
Duplessis, debout derrière les cordons, n’écoutait pas les critiques. Il regardait. Dans le regard peint du roi, il n’y avait ni autorité ni grandeur. Juste la lente inquiétude d’un homme qu’on habille plus vite que sa conscience.
Les courtisans louaient le drapé, la couronne, le sceptre. Lui, se souvenait du jour où le roi s’était assis — jeune, nerveux, presque gauche. « Est-ce long ? » avait-il demandé. Duplessis avait répondu : « Cela dépend, Sire… de ce que vous souhaitez qu’on voie. »
Le portrait avait exigé des heures de silence, des ajustements minuscules, une lutte contre le faste imposé. Mais Duplessis n’avait cédé à aucun embellissement. Son pinceau traquait le doute royal, la faille derrière l’apparat.
Quand le tableau fut exposé, certains trouvèrent au roi un regard « trop pensif ». D’autres, un air « distrait ». Mais Diderot écrivit — en marge d’une lettre : "Voilà un peintre qui n’orne pas la vérité. Il l’affronte."
Peu après, Duplessis fut nommé portraitiste officiel. Mais pour lui, ce n’était pas une victoire — juste un signe que même les rois avaient besoin qu’on les voie humains.
Chapitre V — Versailles déserté, solitude éclairée
Quand la Révolution éteignit les lustres du pouvoir, Versailles devint un sanctuaire vidé. Duplessis y arriva non plus comme peintre, mais comme archiviste de la mémoire. Le pinceau cédait sa place au crayon ; il recensait tableaux, sculptures, bibelots — trésors devenus orphelins. Il allait de salle en salle, notant sans relâche, scrutant les vestiges d’un monde qui s’écroulait avec élégance.
Le château avait cessé d’être une scène. Il était un mausolée. Les pas résonnaient dans les galeries désertes. L’écho des bals, des serments, des conspirations s’était mué en poussière.
« Chaque objet est un regard arrêté », confia-t-il un jour à un jeune conservateur. Et parfois, dans les plis d’un rideau figé, Duplessis croyait encore entendre la voix de Franklin ou le soupir d’un clavecin.
Il peignait peu — quelques études de matière, un croquis de caoutchouc, des expérimentations sur la texture des vernis républicains. Son art devenait scientifique, presque alchimique.
Mais la lumière venait d’ailleurs. Duplessis s’était marié, tardivement, à une femme discrète : une servante de Carpentras qui l’avait suivi jusqu’aux galeries du souvenir. Elle n’était pas modèle, ni muse — juste présence fidèle. « Elle parle peu, mais elle sait où poser la main pour apaiser mes hivers », disait-il.
Lorsqu’il sentit l’heure venir, il ne demanda ni cortège ni couronne. Il demanda juste qu’on suspende, dans sa chambre, le portrait d’un commerçant anonyme — le dernier qu’il avait peint. Peut-être parce qu’il y avait vu, enfin, un homme sans rôle, sans paraître — juste un regard qui ne ment pas.
Chapitre VI — Fragment de vérité
Je suis retourné à Carpentras bien des années après cette soirée de septembre. Les lanternes avaient changé. Les pierres aussi. Mais le souvenir de Duplessis restait, comme une couleur tenace sur le fond d’une palette oubliée.
Je n’étais plus le jeune homme curieux. J’étais devenu conteur — par accident, ou nécessité. Et chaque fois que je peignais un mot, que je traçais une phrase, je sentais son regard sur mon épaule, celui d’un homme qui savait écouter le monde pour le restituer sans artifice.
Ce fragment de vérité qu’il m’avait confié — non pas une leçon, mais une lumière — avait grandi en moi. Je comprenais désormais que le vrai visage du monde ne se dévoile qu’à ceux qui acceptent d’être traversés par lui, sans masque ni posture.
Un soir d’hiver, j’ai rouvert son carnet de croquis — récupéré d’un vieil encadreur. Entre les pages, il y avait des esquisses éparses. Des visages jamais achevés. Des regards arrêtés. Et cette phrase, griffonnée sans signature, comme une réponse à une question que je n’avais pas osé poser :
"Si l’art ne peut changer le monde, qu’il sache au moins l’écouter."
J’ai refermé le carnet doucement. Et j’ai compris que je n’étais pas le dernier chapitre — mais peut-être le premier d’une autre histoire.
A suivre...
Antoine le 31 juillet 2025

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