Quand je quittai l’atelier ce soir-là, quelque chose en moi avait changé — imperceptiblement, mais profondément. Ce n’était pas tant ce que Duplessis m’avait dit, mais la manière dont il regardait ses souvenirs, comme s’ils étaient encore vivants sous ses paupières. Je ne pouvais me satisfaire de cette rencontre suspendue.
Et c’est ainsi que, comme par magie, et a ma grande surprise, je pouvais sauter d’un chapitre de vie à un autre.
Alors, porté par une soif nouvelle, je remontai le fil. Quelques feuillets oubliés dans une bibliothèque, un carnet jauni retrouvé dans une vitrine poussiéreuse… Et lentement, comme un restaurateur d’image, je recomposai le passé de cet homme — de Villeneuve à Rome, des ombres monastiques aux éclats de la lumière italienne.
Ce que je découvris alors dépassait mes attentes : la genèse d’un regard, forgé dans la rigueur, affiné dans la solitude, éveillé par l’art.
Chapitre II — Villeneuve et Rome
Avant la reconnaissance officielle, avant même les chuchotements de Versailles, il y eut le cloître. À Villeneuve-lès-Avignon, entre les murs silencieux de la Chartreuse, un moine chartreux à la barbe neigeuse avait accepté de former un jeune garçon au regard trop curieux. Joseph Gabriel Imbert, peintre retiré, enseignait comme on confie un secret : dans la lenteur et l’abstinence. Sous sa tutelle, Duplessis apprit à écouter le silence des couleurs et à respecter le poids d’une ligne.
« Les saints ont leur lumière propre », disait Imbert, en traçant la courbe d’un martyr. Mais Duplessis, lui, cherchait les ombres. Les plis d’une paupière, les tremblements d’un regard, les hésitations d’un sourire. Déjà, il voulait peindre le vrai, pas le vénérable.
Quand il quitta le monastère, Rome l’attendait comme une brûlure. L’atelier de Pierre Subleyras ouvrait ses portes à ceux qui n’avaient rien — sauf la rage d’apprendre. Là-bas, Duplessis découvrit que le corps humain était une cathédrale : chaque muscle, une nef, chaque ride, une prière inachevée.
Il copia les maîtres avec une ferveur presque fiévreuse. Le Tintoret, le Caravage, mais surtout Raphael — « le sourire du divin dans le visage du mortel », écrivit-il un jour dans une lettre qu’on n’a jamais retrouvée.
Rome, pourtant, ne lui offrit ni gloire ni fortune. Juste la certitude que l’art pouvait être un abri — même quand le monde vacille. Et dans les ruelles de Trastevere, à l’ombre d’un figuier chargé de secrets, il peignit pour la première fois sans modèle — juste une silhouette née du souvenir.
Le tableau s’est perdu. Mais certains prétendent que c’est cette esquisse qui, bien des années plus tard, donna à son portrait de Louis XVI sa étrange douceur — celle d’un roi qui ressemble à un rêve inachevé.
Chapitre III — Paris, entre faim et musique
Paris n’était pas une ville. C’était un feu de scène. Quand Duplessis y posa son chevalet, il n’avait guère plus qu’un maigre bagage et une foi tenace. L'Académie de Saint-Luc l’accepta — discrètement, sans faste. Mais ses portraits commencèrent à circuler. Et, déjà, le nom murmurait : « Ce jeune provençal... il voit ce que les autres flattent. »
Les salons bourgeois l’invitaient pour capter leurs reflets — pas leurs visages. Mais lui, têtu, tentait de saisir les interstices de l’âme. Un jour, un critique prononça : « Il peint comme on confesse. » C’était Diderot.
Le philosophe le convoqua. Un tête-à-tête dans un jardin du Marais. « L’art ne doit pas plaire, Duplessis. Il doit trancher. » Et le peintre sourit.
Gluck, lui, arriva presque par accident — un dîner chez un mécène commun, un clavecin oublié dans un coin. « Peignez-moi comme je compose : sans ornements, sans mensonge. » Et Duplessis s’exécuta. Une main suspendue, un regard à demi tourné — comme si la note suivante dépendait du silence du peintre.
Necker, plus austère, visita son atelier par devoir. « Soyez juste. Pas flatteur. Je suis déjà assez populaire pour que l’Histoire m’oublie. » Duplessis, troublé, capta l’inquiétude du ministre : un homme comptant les dettes du royaume tout en rêvant de justice.
Les modèles défilèrent. Certains nobles, certains anonymes. Mais toujours, dans les coulisses, l’écho d’un portrait inachevé : celui de Marie-Antoinette, refusé, caché, presque effacé. Le doute rongeait le pinceau du peintre : avait-il trop vu ? Ou trop dit ?
A suivre...
Antoine le 30 juillet 2025

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