Le Souffle des Ancêtres (Chronique romancée du peuple boïen entre mythe et mémoire)
Chapitre 1 — Les brumes de Závist
Au lever du soleil, la brume s’accroche encore aux collines de Bohême. Le vent descend doucement du Hradiště, ce sommet escarpé qui domine la vallée de la Vltava. Là-haut, à 391 mètres d’altitude, s’étend l’oppidum (1) de Závist, le plus vaste jamais construit par les Boïens. Ses remparts de pierre et de terre, ses palissades de chêne, ses fossés profonds témoignent d’une société organisée, puissante, et résolument tournée vers le sacré.
Alaunia, prêtresse du sanctuaire, gravit lentement les marches de pierre menant à l’acropole. Derrière elle, les premières lueurs du jour percent la brume. Elle s’arrête devant le grand autel, dont les fondations — les plus anciennes en pierre de toute la Bohême — sont encore chaudes des flammes nocturnes.
— Les dieux ont parlé cette nuit, murmure-t-elle à son jeune disciple, Eiran.
— Que disent-ils ? demande-t-il, les yeux levés vers les spirales gravées dans la roche.
— Que le feu doit être nourri, et que les hommes doivent écouter.
L’acropole, gardienne muette de Závist, se déploie sur un plateau presque carré de quatre-vingts mètres sur quatre-vingt-dix, cerné d’un fossé taillé à même le roc, large de dix mètres et profond de quatre. À son sommet, les contours de la palissade de chêne s’esquissent encore dans la terre, vestige d’un mur de rondins qui, au IIᵉ siècle av. J.-C., vint épaissir les levées de terre d’origine. Au centre, le temple, compartimenté en neuf cellules séparées par d’imposants murs de pierre, conserve les fondations les plus anciennes de toute la Bohême – une structure du VIᵉ siècle av. J.-C., unique en Europe centrale, qui défie le temps.
Derrière chaque bloc de granit, on devine les prières et les offrandes d’antan, le souffle des prêtres gravant leur foi dans la pierre chaude des autels. Aux premières lueurs du jour, la rosée fait miroiter, sur les tuiles de terre cuite, les zébrures sombres d’un incendie sacré dont on ignore s’il fut rituel ou fruit d’un affrontement. Dans ce silence empreint d’énigmes, l’oppidum entier semble vibrer encore du souffle de ceux qui, jadis, ont élevé ici le pouvoir des Boïens au rang de légende.
Alaunia descend vers les quartiers des artisans. Les rues sont pavées de gravier, bordées de maisons en bois. Les potiers, les forgerons, les souffleurs de verre s’activent déjà. Elle s’arrête devant l’atelier de Taranis, maître verrier. Là, devant l’autel central, Alaunia se tourne vers Taranis, déjà tendu comme un arc sous le manteau sombre du lever du jour.
— Tu as vu les signes ce matin ? demande-t-elle, la voix à peine plus forte que le souffle du vent.
Taranis hoche la tête, son regard fixé sur l’horizon où le ciel se déchire en nuances bleutées.
— Le vent vient du nord. Les Markomans (2) approchent.
Elle pose la main sur son avant-bras, geste à la fois fragile et plein d’autorité.
— Alors forge pour moi un cercle. Bleu comme le ciel. Il servira à protéger Eborix.
Le forgeron inspire profondément, et, dans le clair-obscur de l’enceinte sacrée, on entend déjà l’écho des premiers coups de marteau, où se mêle la promesse d’un pouvoir ancien.
Taranis se met au travail, le verre fond dans le creuset sous son souffle, prenant la forme d’un bracelet qui reflète la maîtrise technique des Boïens et leur goût pour le beau.
Plus loin, les guerriers s’entraînent sous le regard de Brannos, chef de guerre. Inspectant les fortifications, il constate que les fossés taillés dans la roche et les fameuses « vlčí jámy » — ces fosses couvertes, garnies de pointes et de branchages enflammés destinées à ralentir l’ennemi — sont fin prêts.
Au détour de la courtine, Alaunia regarde Brannos, agenouillé près des pieux fraîchement plantés :
— La palissade tiendra ?
Brannos relève la tête, examine la lisière d’arbres et les rondins ceints de cuir :
— Elle tiendra… mais les dieux devront veiller.
Le vent du nord siffle entre les piquets, comme pour confirmer l’avertissement. Alaunia lève alors une ultime fois les bras vers le ciel.
— Que la terre se souvienne de nous.
Antoine le 9 juillet 2025
(1) Oppidum : terme latin repris par les historiens pour désigner un habitat protohistorique fortifié de la civilisation celtique, généralement aménagé sur une hauteur, protégé par des fossés et des enceintes, et jouant des fonctions économiques, politiques et religieuses.
(2) Les Marcomans (latin marcomani) sont un peuple germanique occidental, l’un des plus importants groupes suèves, initialement établi entre le Main et le Danube avant de fonder, sous le roi Maroboduus, un royaume éphémère en Bohême-Moravie au Ier siècle av. J.-C. Leur nom, issu du germanique *markō (« frontière ») et mann (« homme »), signifie « hommes de la frontière ». Ils ont fréquemment confronté l’Empire romain jusqu’à leur déclin au IVᵉ siècle.

Commentaires
Enregistrer un commentaire