À la lisière des mondes : Louxor, mémoire des ombres (Chapitre 7, 8 et 9)

Le manuscrit de Tyr


Chapitre VII – Le manuscrit de Tyr

Ce fut un rivage différent, moins aride, mais tout aussi ancien. Tyr, l’ancienne cité phénicienne, surgissait dans la brume matinale comme une pierre toujours en dialogue avec la mer. Les ruelles semblaient porter le poids de mille échanges : alphabets, encens, dieux, exils.

Un fragment nous y avait conduits. Non pas de pierre, cette fois, mais de papier — un manuscrit oublié, vendu aux enchères à Haïfa, puis confisqué aux douanes du Liban. Dans ses pages, des lignes griffonnées à l’encre végétale, entremêlant grec ancien et hiéroglyphes cursifs.

« C’est une transcription, pas un texte original », précisa Alexandra, venue nous rejoindre après avoir débloqué l’accès aux archives portuaires. « Mais il reprend la formulation d’un cartouche rare — celui qu’on a retrouvé à Louxor. »

Jun Yi rapprocha l’éclat de quartz sur la table. Sous la lumière vacillante, les lignes du manuscrit semblaient prolonger le fragment sculpté : un écho fragile, transposé dans le langage.

Et si quelqu’un, entre les vagues et les siècles, avait tenté de sauver ce nom — non seulement par la pierre, mais par l’écriture ? Une mémoire double. Un geste redondant pour défier l’oubli.

Hédi, de retour d’un colloque à Beyrouth, apporta une hypothèse : « Certaines routes maritimes reliaient Deir el-Bahari aux ports phéniciens pour les rituels commerciaux. Ce manuscrit pourrait être un relevé rituel, transmis aux scribes locaux avant que la reine ne soit effacée. »

Sur un des feuillets, une phrase tremblée apparaissait : "Que son nom résonne encore, même là où le vent oublie."

Je compris alors : ce cycle ne serait plus seulement celui des fragments. Il deviendrait celui des traces réécrites, détournées, déposées — pour survivre.

Et dans les ruelles de Tyr, tandis que les mouettes fendaient l’écume et que les pages vibraient dans le vent, nous étions déjà ailleurs. À l’écoute d’une fidélité transmise par des voix sans visage.


Chapitre VIII – Syracuse, la pierre et le sel

Syracuse dormait sous le souffle salin d’un été finissant. La mer battait contre les quais antiques, comme un tambour invisible. Dans le quartier des Capucins, entre les murs d’un ancien monastère transformé en dépôt patrimonial, Hédi Ben Salah nous fit signe.

« L’objet est ici. Oublié, mal catalogué. On pensait à une statue romaine — mais il y a… autre chose. »

La pièce, modeste, contenait une trentaine de fragments entreposés à l’abri des regards. Parmi eux, une base de statue brisée — granite sombre, veiné de sel. La coupure au niveau de la cheville semblait nette, presque chirurgicale. Et sur le revers, partiellement dissimulé sous une pellicule de calcaire marin : un cartouche. Gravé en creux, entouré de deux lignes ondulantes.

Alexandra nettoya doucement la surface à l’aide d’un pinceau humidifié. Le quartz, encore là, en inclusion. Puis, sous la lumière rasante :

« C’est le même symbole que sur le bras de Louxor », dit-elle, presque malgré elle. « La même surcharge. Même calligraphie hésitante. »

Jun Yi Wong acquiesça, le souffle retenu.

« C’est une série. Un langage fragmenté. Chaque pièce semble se répondre, comme une constellation dispersée par le vent. »

Je pris mon carnet. Dessinai les deux pièces côte à côte. Le bras et la cheville. Deux extrémités. Deux seuils.

Et si chaque fragment conservait une direction — une intention ? Les ports du sud de la Méditerranée, les cités du couchant, les abris du sacré en transit.

Hédi tira de sa sacoche une carte, tracée à la main. « Des fouilles anciennes parlent d’objets similaires retrouvés à Djerba, à Malte, à Palma. Tous porteurs d’inscriptions hybrides. Des objets errants. Trop sacrés pour être détruits, trop chargés pour être exposés. »

Jun Yi sourit. « Comme si quelqu’un, ou quelques-uns, avaient organisé une cartographie secrète. Une mémoire éclatée. Un langage fait d’absences. »

La mer, dehors, cognait les pierres. Nous étions là, à Syracuse, comme à Louxor : à l’écoute des silences. Et je compris que la fidélité ne s’écrivait pas forcément en lettres majuscules. Elle passait par des objets déplacés, des brisures transmises, des détails alignés en bordure du monde.


Chapitre IX – La prière de Djerba

C’est un homme du vent qui nous y guida. Un pêcheur nommé Farouk, habitué des criques silencieuses de Djerba, où les dunes rejoignent les eaux comme une mémoire indistincte. Il avait parlé, un jour, d’une niche creusée dans un mur de pierre, derrière l’ancienne synagogue d’El Ghriba — un renfoncement oublié, accessible par marée basse.

Là, sous une voûte de roche veiné de sel, reposait un fragment vertical. Pas une statue. Une tablette. Granit pâle, gravée non sur l’avant, mais sur le revers — comme si elle ne devait pas être vue, seulement pressentie.

Hédi s’agenouilla, sa lampe tremblante dans la pénombre. Jun Yi approcha lentement, comme pour ne pas troubler les siècles. Et sur le revers, sous une couche de sable figé, apparut l’inscription.

Un cartouche, brisé. Mais pas effacé. Et tout autour, des courbes de lettres presque impossibles à lire — des signes hybrides, entre démotique et sabéen.

Alexandra, arrivée avec ses feuillets comparatifs, resta muette un instant.

« Ce n’est pas égyptien pur », dit-elle enfin. « C’est une transposition. Comme si un scribe d’ici avait voulu recopier, sans maîtriser les formes, une prière égyptienne. Un hommage clandestin. »

Nous fîmes silence. Car la pierre, elle, ne demandait pas d’être interprétée. Elle demandait à être respectée.


Une gravure sacrée – et une hypothèse

À la lumière rasante du couchant, nous recopiâmes les lignes. Et dans l’espace entre les mots, une phrase se dessinait :

"Que la reine exilée soit honorée là où le vent change de nom."

Jun Yi relia les trois fragments : Louxor, Marseille, Djerba. Trois points. Trois voix. Trois formes de prière.

Alexandra murmura, presque contre son tempérament analytique : « On dirait… une archive affective. Un réseau de fidèles. Comme si, au fil du temps, certains s’étaient transmis — non des objets — mais le droit d’aimer encore. »

Et moi, face à la mer, je compris que notre enquête touchait à l’essence : Ces objets étaient porteurs non pas d’un savoir, mais d’une tendresse refusée à l’oubli.

Le sable se refermait autour de nous. Et je notai dans mon carnet :

"La fidélité ne voyage pas par les routes visibles. Elle s’enfonce dans les pierres, les sables, les chants inachevés. Elle survit parce qu’elle ne demande rien, sauf à être transmise."


A suivre...

Antoine le 18 Aout 2025

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