De Louxor à Marseille, sans transition, sans logique apparente, je voyage. Ni avion, ni bateau, ni rêve. Juste un déplacement intérieur, comme si les pierres de Louxor m’avaient soufflé le chemin. Et dans ce passage, je découvre une chose étrange : mes amis — Jun Yi Wong, Alexandra Van Rijn, Hédi Ben Salah — peuvent me suivre. Leur présence ne me surprend pas. Ce qui me surprend, c’est que Marseille les reconnaît. Les rues, les murs, les silences — tout semble les accueillir, comme si une mémoire ancienne les attendait.
Les murs parlent. Les ombres s’ouvrent. Et ce qui semblait enfoui à Louxor se réveille à Marseille, comme si les deux villes partageaient un même cœur battant.
Chapitre V – Le miroir de Marseille
Changer de rivage, ce n’est pas fuir. C’est poursuivre le fil invisible d’une mémoire qui ne tient ni dans les musées, ni dans les récits officiels. Marseille, ce matin-là, s’étendait sous un ciel d’argent lavé par le mistral — entre entrepôts abandonnés et quais chargés d’échos.
Le port, grouillant d’ombres anciennes, n’était pas un décor : c’était une cicatrice encore vive. Et dans une salle d’inventaire discrète, à l’arrière du musée d’Histoire, un fragment de stèle patientait. Granit noir, éclaté sur les bords, inscription partiellement effacée.
C’est Hédi Ben Salah qui m’y conduisit. Épigraphiste discret, gardien d’archives dormantes. Sa voix basse résonna dans la pièce comme un chant méditatif.
« Ce bloc a été repêché dans les années 1980, lors de fouilles sous-marines près du Frioul. Un naufrage romain, pensait-on. Mais l’inscription… ne vient pas de Rome. Ni même de l’Occident. »
Sur la surface usée, une séquence gravée apparaissait — entremêlant des signes grecs et démotiques. Cette dernière, moins connue que les hiéroglyphes, était une écriture courante dans l’Égypte antique, utilisée pour les documents civils et commerciaux.
Je m’approchai, le souffle suspendu. Le fragment n’avait rien d’éclatant. Mais dans la lumière rasante, sous une couche de dépôts calcaires, un tracé plus fin se dessinait. Un cartouche.
Pas totalement lisible. Mais reconnaissable. Comme un reflet — le même que celui de Louxor.
Hédi me tendit un calque vieilli, réalisé à l’époque des fouilles. « Ce n’est pas une copie. C’est une correspondance. Ce cartouche a les mêmes anomalies que celui du bras… Le même quartz, la même surcharge. Comme si quelqu’un, quelque part, avait tenté de prolonger le geste. »
À cet instant, je compris. Le fragment avait voyagé. Peut-être sous les voiles d’un navire marchand. Peut-être porté par un fidèle en fuite, ou échangé lors d’un tribut oublié.
Et si ce bloc retrouvé à Marseille n’était pas une relique isolée, mais la deuxième moitié d’un message ? Un miroir brisé — qui, une fois réuni, raconterait l’histoire d’un peuple tentant de sauver son reine.
Je griffonnai quelques lignes dans mon carnet, tandis que la lumière se déversait sur le granit comme une mer retrouvée.
« Ce ne sont pas des ruines », dis-je doucement. « Ce sont des courriers. Des éclats de fidélité jetés entre les rives. »
Hédi acquiesça. « Une stèle voyageuse. Un murmure entre Louxor et Marseille. À nous de le faire entendre. »
Chapitre VI – Échos croisés
Le bras dormait dans son étui de cuir, comme un cœur à l’arrêt. Face à lui, sur la table d’archives du musée de Marseille, la stèle retrouvée près du Frioul exhibait ses blessures — pareilles, en tout point, à celles du temple de Deir el-Bahari.
Autour du cartouche dissimulé sous le quartz, Alexandra traçait des cercles à la mine graphite. Jun Yi Wong, penché sur une carte ancienne, reliait les points comme on recompose un chant oublié.
« Ce n’est pas un hasard », souffla-t-il. « Les deux fragments partagent les mêmes anomalies. Même pierre, même surcharge de quartz, même style de gravure. »
Alexandra, d’abord sceptique, tapotait du doigt une ligne sinueuse sur le calque de la stèle. « Mais pourquoi Marseille ? Pourquoi ce fragment aurait voyagé depuis Louxor jusqu’à ce port ? »
Hédi Ben Salah referma doucement son carnet. « Il y a eu des routes silencieuses. Des voies funéraires, des tributs détournés, des refuges improbables. Les cartographies officielles ignorent ces trajets — mais les pierres, elles, s’en souviennent. »
Dans le silence qui suivit, les hypothèses jaillirent comme des veines souterraines :
Un prêtre fuyant la répression, emportant un fragment sacré pour le soustraire aux destructions.
Une prêtresse en exil, guidée par les routes maritimes phéniciennes, transmettant une mémoire interdite.
Ou peut-être, tout simplement, un voyage de la pierre elle-même — via le commerce, via le pillage, via l’oubli.
Je me souviens alors d’un vieux manuscrit consulté à Louxor : Une carte partiellement effacée, mentionnant des “offrandes déplacées vers les cités du couchant”. Et si Marseille, dans son rôle portuaire, avait recueilli ce fragment comme on recueille un témoin muet d’un peuple perdu ?
Jun Yi releva les yeux. « Si nous superposons les deux fragments… non pas physiquement, mais symboliquement… le message devient clair. »
Il aligna les relevés. La courbe du cartouche. Le point de quartz. La gravure secondaire.
Une phrase s’esquissait. Un nom suivi d’un titre oublié.
Alexandra murmura : « Une signature. Une dédicace clandestine. À Hatchepsout, peut-être, offerte depuis l’exil. »
Nous n’en avions pas la preuve absolue — et pourtant, tout résonnait.
Je griffonnai dans mon carnet : “À la reine exilée, ceux qui n’ont pas oublié ont gravé en secret, entre Louxor et les cités du couchant, une fidélité invisible.”
Vers le prochain cycle – Cartographies oubliées
Le soir venu, Jun Yi étendit sur la table une nouvelle carte — tracée à la main, incomplète mais vibrante. Elle reliait les deux fragments non par distance, mais par densité historique. Des points sur les rivages d’Alexandrie, de Tyr, de Syracuse, de Massalia.
« Il y a peut-être une série », dit-il. « Une constellation d’objets porteurs de la même mémoire enfouie. Une sorte de réseau souterrain de fidélité. »
Nous regardâmes la carte comme on regarde un ciel d’étoiles. Et nous comprîmes : le prochain cycle n’appartiendrait plus seulement à l’Égypte, ni à ses ruines. Il se jouerait entre les ports, les vestiges marins, les archives disjointes. Entre les frontières — là où la mémoire, privée de temple, s’abrite dans la traversée.
Le vent se leva sur le vieux port de Marseille. Et à ce moment précis, je sentis que la pierre nous appelait — non pour une réponse, mais pour une suite.
A suivre...
Antoine le 17 Aout 2025
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