Chapitre III – Le fragment inconnu
Le lendemain, sous un soleil plus tranchant encore, Jun Yi Wong et moi longeons les cours désertes de Deir el-Bahari. Le temple, cette fois, nous observe en silence — comme s’il savait ce que nous allions trouver.
Près du mur nord, une caisse délaissée depuis des années attendait une seconde lecture. Le bois, fendu et couvert de poussière, contenait plusieurs fragments étiquetés « non attribués ». C’est là qu’un éclat de quartz, enchâssé dans le granit d’un avant-bras finement sculpté, retint notre attention. Sa surface, malgré le temps, semblait intacte — presque polie.
Jun Yi fronça les sourcils. « C’est étrange... regarde cette inscription. Elle ne correspond ni aux cartouches répertoriés d’Hatchepsout, ni exactement à l’épigraphie de Thoutmôsis III. Comme si quelqu’un avait tenté de la… retoucher.
Le cartouche, visible sur le revers du fragment, présentait des surcharges maladroites. Certaines courbes avaient été arasées, d’autres renforcées — mais le résultat demeurait flou, comme un nom hésitant.
C’est à cet instant qu’une silhouette se détacha dans la lumière aveuglante : Alexandra Van Rijn, égyptologue néerlandaise au regard acéré, rivale amicale de Jun Yi depuis leurs études à Leiden. Elle s’accroupit sans un mot, son sac posé dans la poussière, puis examina la pièce à la loupe.
« Toujours en quête de réhabilitations oubliées, Jun Yi ? » ironisa-t-elle. « Tu veux encore prouver que ce bras appartient à Hatchepsout et non à son successeur ? »
Jun lui tendit le fragment, souriant malgré la pique.
« Regarde la cassure : nette, mais non brutale. Et ce cartouche surchargé… Tu ne trouves pas cela inhabituel ? Qui aurait pris le risque de modifier un nom royal après une cérémonie de “désactivation” ? »
Alexandra observa longuement. Ses doigts glissèrent sur le quartz incrusté, ses sourcils se froncèrent.
« Il y a bien des exemples de réappropriation de statues », dit-elle enfin. « Mais ici… ce cartouche ne semble pas seulement altéré. Il paraît volontairement brouillé, puis comblé avec cette gemme. Une tentative pour effacer tout souvenir — mais aussi pour… sacraliser la blessure. »
Jun Yi, piqué dans son intuition, murmura :
« Et si c’était l’œuvre d’un prêtre fidèle, contraint de mutiler mais déterminé à préserver en secret ? Un rituel discret, pour protéger le nom de la reine défunte. »
Alexandra haussa les épaules, son sourire teinté de malice. « Ou celui d’un scribe prudent, soucieux de couvrir ses traces. Tu vois toujours la lumière là où je vois l’enjeu politique, Jun Yi. Mais... j’avoue, ce fragment est une énigme. »
Nous oscillions entre leurs interprétations — entre rigueur et intuition, entre protocole savant et mémoire blessée.
Déjà, le bras mystérieux suscitait d’autres hypothèses : Prêtre dévoué, rival prudent, héritier hésitant ? Nul ne le saurait jamais totalement.
Jun Yi rangea la pièce dans un étui de cuir, songeur.
« Parfois », murmura-t-il, « une cicatrice en dit plus long qu’un visage entier. »
Alexandra acquiesça dans le souffle du soir :
« Et si la vérité résidait, finalement, dans ce que l’on n’ose ni briser… ni réparer. »
Alors que le ciel s’assombrissait sur les pylônes, je compris que notre enquête ne portait pas seulement sur des pierres. Elle s’écrivait dans les silences croisés — ceux des statues, des regards et des fidélités mêlées.
Le fragment attendait désormais qu’on lui tisse une histoire à la hauteur de sa brisure.
Chapitre IV – Le secret sous le quartz
Le jour expirait lentement sur le campement. Les vestiges alentour projetaient des ombres allongées sur les tentes et les caisses de fouilles. Sur une table poussiéreuse, nous avons posé le bras sculpté, enveloppé de lin, comme on déposerait un corps pour autopsie. Le quartz enchâssé dans le granit renvoyait la lumière en éclats incandescents — rose, or, presque sang. Jun Yi Wong glissa une dernière fois ses doigts sur le cartouche à demi effacé, comme s’il pouvait en extraire le murmure d’un nom oublié.
À quelques pas, Alexandra annotait fébrilement ses relevés. « C’est un cas classique de réutilisation », répéta-t-elle. « Le nom a été gratté, puis le bras réemployé sous le règne suivant. Rien d’inédit. » Sa voix, méthodique, tranchait dans l’air encore chaud du soir.
Mais Jun Yi refusait la facilité du catalogue. Son regard, obscur et lumineux à la fois, scrutait les aspérités de la pierre. « Pourquoi combler la cassure avec du quartz ? Ce n’est ni un simple camouflage, ni une réparation fonctionnelle. Et ce symbole, là — à peine visible… mais sa forme est inhabituelle. Ce n’est pas un effacement. C’est une dissimulation. »
Entre eux, je oscillais. Entre la rigueur des faits et l’intuition du sacré. Entre la froideur du protocole et la chaleur d’un mystère.
Veillée au temple – Les ombres du passé
La nuit s’installa lentement, étouffant les voix, diluant les gestes dans les ombres. Je m’éloignai du campement, carnet en main, sous les portiques désertés de Deir el-Bahari.
La cité funéraire changeait de visage une fois le jour disparu. Les colonnes devenaient spectres, les statues des veilleurs muets, et le vent, ce vieux compagnon, se mettait à parler — parfois trop bas pour être compris.
Jun Yi me rejoignit sans bruit, tenant le bras dans un tissu de lin foncé. « Viens », chuchota-t-il. « La nuit est le royaume des secrets. »
À la clarté lunaire, nous avons traversé les dalles vers un sanctuaire obscur, là où les guides n’allaient plus. Là où les pierres semblaient gardiennes d’un savoir ancien.
Nous avons posé le fragment sur une stèle abandonnée. Autour de nous, les millénaires palpitaient. Le silence était si dense qu’on aurait pu croire à une présence.
Le sommeil ne vint pas. Le froissement du tissu, le parfum de la poussière chaude, l’attente… Tout retenait l’esprit, tendu vers un seuil invisible.
Il me sembla entendre des pas — glissants, furtifs. Puis des voix, égarées dans une langue oubliée. Et la statue mutilée, là-bas, vibrait doucement, comme si Hatchepsout, quelque part, veillait.
La lumière à travers la pierre
À l’aube, Alexandra revint avec sa détermination habituelle. L’air était frais, le ciel lavé d’un bleu ancien. Elle prit le bras, l’inspecta, le tourna. Puis, brusquement, elle s’arrêta, le souffle court.
« Regardez… la lumière à travers le quartz ! »
Un rayon rasant, traversant la pierre, projeta sur la table une forme nette, improbable : Un nom. Gravé à la hâte, dans l’ombre, sous la surface. Hatchepsout.
Jun Yi resta figé. Puis, presque à voix basse, comme si les dieux écoutaient : « Un prêtre fidèle… ou une prêtresse. Quelqu’un a défié la damnatio memoriae. Sous les interdits, ils ont laissé une trace. Une dernière prière. »
Alexandra, émue malgré elle, murmura : « Parfois, la lumière ne révèle que ce qu’un cœur loyal a osé y cacher. »
Nous étions là, unis autour du fragment, complices d’un message traversé par le temps. Une résistance douce. Une fidélité gravée entre les silences.
Veille solitaire – Vision dans le quartz
La nuit suivante, je retournai seul au sanctuaire. Je voulais comprendre, prolonger l’instant, peut-être capter ce que la pierre gardait encore en elle.
Sous la voûte étoilée, le temple respirait. J’ouvris mon carnet, traçai quelques lignes. Puis, en effleurant le bras posé sur l’autel, un vertige me prit.
Il me sembla voir, dans le miroitement du quartz, le profil d’une femme — fière, calme, couronnée.
Hatchepsout.
Peut-être était-ce un rêve. Ou la réponse que seule la mémoire sait offrir à ceux qui cherchent sans brutalité.
Je griffonnai ce que je pouvais, dans un état de veille troublée. Et au petit matin, le carnet était rempli de bribes, de traces, de fragments de pensée : Le respect discret. Le courage de transmettre. La mémoire douce, non imposée.
Ainsi s’achève ce chapitre, dans une oscillation entre science et chant, entre trace et foi. Le fragment, désormais, n’est plus seulement un objet : il est témoin. Et nous, autour de lui, devenons les voix de ce qu’on n’ose ni briser… ni réparer.
A suivre...
Antoine le 16 Aout 2025
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