À la lisière des mondes : Louxor, mémoire des ombres (Chapitre 1 et 2)

Ce récit est une traversée : entre les archives réelles et les silences du passé, entre les faits établis et les hypothèses oubliées. Le temple de Deir el-Bahari, la damnatio memoriae d’Hatchepsout, les fragments réemployés et les découvertes archéologiques constituent la trame historique. Mais dans les brèches de cette trame, j’ai glissé des voix : fictives, libres, sensibles. Elles ne cherchent pas à réécrire l’Histoire — seulement à écouter ce qu’elle murmure encore, là où la pierre hésite entre blessure et mémoire.


À la lisière des mondes, un fragment de statue émerge du sable. Un bras sculpté, un cartouche effacé, un éclat de quartz — et une énigme gravée dans la lumière.

Dans les ruines du temple de Deir el-Bahari, le jeune égyptologue Jun Yi Wong enquête sur les cicatrices du pouvoir et les traces d’un oubli programmé : celui de la reine-pharaon Hatchepsout. À ses côtés, le narrateur devient archéologue malgré lui, guidé par le souffle des pierres et les regards croisés d’Alexandra, sceptique, et d’Hédi, passeur de mémoires.

Entre Louxor et Marseille, entre réalité historique et quête initiatique, le récit déroule une fresque faite d’ombres et de révélations, de fidélités dissimulées et de rites brisés.

Un voyage entre les fragments — pour écouter ce que les mondes anciens n’ont jamais cessé de confier aux silences.



Chapitre I – L’éveil des terres anciennes

Changer d’époque, changer de lieu, ce n’est pas fuir : c’est éprouver la surprise du corps qui s’éveille ailleurs, comme un vieux rêve brusquement incarné. Un instant plus tôt — du moins me semblait-il — je quittais encore les brumes douces du Poitou, les hivers muets de Bretagne, hanté par la mémoire fracturée des Acadiens. Puis, sans que je sache exactement comment, je me tiens ici, dans l’éclat aveuglant de Louxor, brûlé par la senteur âcre du sable incandescent.

La frontière n’a pas disparu ; elle s’est dissoute — dans un bruissement de page, dans le souffle silencieux d’une pensée glissée entre deux temps. Et me voilà, à la lisière des mondes, étranger et familier tout à la fois.

Je suis debout sur le sable blond, sous le soleil impitoyable. Devant moi, les colonnades de Deir el-Bahari projettent leur ombre sur les pierres meurtries. Le vent dessine dans l’air des spirales de poussière, comme si la terre elle-même respirait par bribes.

À mes côtés, un jeune égyptologue pose la main sur un carnet ancien — non pas comme un chercheur, mais comme un veilleur. Il s’appelle Jun Yi Wong, venu des rives lointaines du Canada. Depuis plusieurs mois, il suit les vestiges mutilés du règne d’Hatchepsout : bras, jambes, visages dispersés dans une fosse profonde connue localement sous le nom de Hatshepsut Hole — un gouffre découvert lors de fouilles dans les années 1920, encore aujourd’hui en partie inexpliqué.

Son regard, inquiet mais précis, semble interroger chaque fragment. Moi, je ne sais encore quelle est ma place — témoin, passeur, acteur ? Mais ici, où la lumière ressuscite la pierre, et où chaque grain de sable murmure son récit, tout paraît possible.

Au seuil de cette nouvelle aventure, dans le chant du vent et la danse de la poussière, une question palpite : Qui a frappé ? Pourquoi ces statues ont-elles été mutilées ? Et pourquoi certains visages ont-ils été épargnés ? Sous la surface brûlante sommeille une vérité, brouillée par les siècles et les rituels oubliés.

Je prends une profonde inspiration. Je suis prêt à traverser les millénaires.

Sur les pas de Jun Yi Wong, chapitre après chapitre, de rêve en rêve, je deviens à mon propre étonnement archéologue du passé et du sens.


Chapitre II – Deir el-Bahari : une mémoire fracturée

Le vent redoublait, effritant la lumière dorée sur la pierre, lorsque la silhouette de Jun Yi Wong apparut. Ses manches retroussées, son regard tendu vers le sol — il avançait comme s’il attendait ma venue depuis toujours. Sous ses pas, les colonnades du temple dessinaient des lignes d’ombre sur les fragments épars du passé.

« Vous êtes ici pour les secrets ? » demanda-t-il, la voix pleine de cette curiosité tranquille qui précède les révélations.

Je hochai la tête, fasciné par ce qui m’entourait. Au détour d’un mur effondré, des caisses dormaient dans la poussière : bras en granite bleu, torses oubliés, éclats de visages gisant comme des souvenirs censurés.

Jun Yi ouvrit son carnet, avec une douceur presque rituelle. Les feuillets — traces d’un archéologue disparu — vibraient sous le regard de son successeur, porteur de questions anciennes.

« Regardez ces fissures, monsieur », dit-il, en m’invitant à pencher sur un fragment d’épaule royale. « Ce sont des cassures nettes, précises… presque rituelles. On ne cherchait pas à détruire. On tentait plutôt de désactiver un pouvoir enfoui. »

Je contemplai la pierre. Ici, un uræus arraché. Là, le menton d’un sphinx intact. Chaque brisure liait violence et respect, comme si l’histoire elle-même refusait de céder à la brutalité du vandalisme.

« On a longtemps cru », poursuivit Jun Yi, « que Thoutmôsis III voulait effacer sa belle-mère, Hatchepsout, jusqu’à nier son règne. Mais ces visages préservés racontent une autre version. Ce n’est pas une vengeance. C’est une diplomatie posthume. »

Son doigt effleura la joue lisse d’une tête de reine.

« Certains morceaux ont été réemployés dans des temples postérieurs. C’est un autre héritage — un hommage secret enfoui dans l’œuvre du successeur. »

Peu à peu, mes doutes s’écaillaient. L’excitation prenait le pas sur la prudence. Chaque fragment pesait, révélait, murmurait.

Nous comparions des croquis contemporains avec des notes griffonnées en 1920, des photos aux bordures argentées — archives d’une mémoire archéologique qui ne cesse de se réécrire.

Je me découvrais complice d’un dévoilement, sans pour autant prétendre à la vérité. Car ici, la vérité n'est jamais entière. Elle s'infiltre dans les fissures, elle habite les silences.

Le soleil déclinait sur les pylônes quand Jun Yi referma son carnet.

« Ce temple… c’est une mémoire fracturée, mais non muette », dit-il dans le vent qui redessinait les dunes. « À nous de lire ce qu’elle veut encore dire. »

Je crus comprendre, alors : L’histoire survit dans l’entre-deux — entre la fracture et le pardon, entre le corps mutilé et la mémoire qui l’habite encore.

Et avec Jun Yi, je devenais explorateur d’échos, artisan d’une vérité à rassembler — mais jamais à figer.


A suivre...

Antoine le 15 Aout 2025

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