La Demeure des Silences (Chapitre 1 et 2)

Ils pensaient trouver un refuge. Ils ont réveillé une malédiction.

Dans une demeure victorienne aux murs chargés de silence, une famille s’installe, portée par l’espoir d’un nouveau départ. Mais ce matin de décembre, ce qu’ils héritent n’est pas un foyer — c’est une mémoire souillée, un souffle ancien, une ombre qui s’insinue dans les corps et les esprits.

Damien, né dans le froid et le cri, grandit parmi les fantômes. Eugénie, étrange et lumineuse, devient son obsession, son échappatoire, peut-être son invention. À mesure que les années passent, la maison s’anime, les souvenirs s’effacent, et la frontière entre réalité et délire se brouille.

Qui était vraiment Eugénie ? Était-elle revenue ? Ou n’avait-elle que partiellement existé ?

Dans ce récit où l’horreur se glisse sous les apparences, où l’amour devient une énigme et la mémoire un piège, des êtres fragiles croyant toucher le bonheur vont côtoyer l’abîme. Et le prix à payer sera gravé jusque dans la chair de l’enfant.



Chapitre I — L'héritage

James et Linda vivaient à l’écart du monde, dans une petite maison modeste en bordure de forêt.

Chaque matin, avant même que le soleil ne perce la brume, James enfilait ses bottes lourdes et s’enfonçait sur le chemin de la mine. Il rentrait chaque soir le visage fermé, les mains noircies par la poussière de charbon, les épaules affaissées sous le poids des charges et la chaleur étouffante des galeries, le dos courbé comme si la mine l’avait sculpté à sa manière.

Linda, de son côté, se levait avec le jour et ne retrouvait quelque répit qu’une fois la nuit bien avancée. Sa grossesse rendait chaque mouvement plus lourd, plus lent, mais le linge, la soupe, la coupe du bois pour l’âtre n’attendaient pas. Ses doigts rougis par le froid peinaient à nouer les torchons, et parfois, au milieu d’une tâche, elle devait s’asseoir, haletante, une main sur le ventre, l’autre sur le cœur.

L’hiver approchait, traînant avec lui les vents coupants qui s’engouffraient par les fentes des planches. La faim se faisait plus pressante, et les maigres réserves de pommes de terre s’amenuisaient d’un jour à l’autre. Le poêle, lui, tirait mal ; il fallait se lever deux fois dans la nuit pour y remettre du bois humide.

Pourtant, dans cette lutte silencieuse, une paix fragile subsistait. Chaque soir, James rentrait malgré la fatigue avec un morceau de pain ou une poignée d’œufs. Linda l’attendait près du feu, l’éclair de ses yeux réchauffant la pièce plus sûrement que les braises. Ils parlaient peu, mais parfois, au creux de cette obscurité intime, un sourire ou une main posée sur l’autre suffisait à faire tenir la promesse d’un lendemain.

Puis, tout bascula un matin de décembre. Un matin sec, où le gel scintillait encore sur les branches.

Au bureau de poste, une lettre attendait James depuis la veille. Sa lecture fut brève, mais lourde de sens : l’oncle Édouard — un nom presque oublié, presque étranger — venait de mourir dans le sud de la France. Sans descendance, il lui léguait toute sa fortune et surtout, une demeure victorienne, perdue loin au nord de Londres.


Chapitre II — Une nouvelle vie 

Le départ fut décidé presque aussitôt.
Les jours suivants défilèrent dans un tourbillon d’emballages sommaires et de salutations maladroites. James vendit les quelques objets inutiles qu’ils possédaient ; Linda, le cœur serré, plia soigneusement le trousseau de l’enfant qu’elle portait encore. Les voisins vinrent leur dire au revoir, certains avec sincérité, d’autres avec cette curiosité mal dissimulée qui accompagne toujours les histoires d’héritages inattendus.

Quand vint le moment de fermer la porte de leur petite maison, Linda hésita sur le seuil. Le froid s’engouffra dans l’embrasure, et, comme un souffle ou un murmure, l’air sembla lui dire de ne pas partir. Elle posa une main protectrice sur son ventre, mais James l’appela déjà du chemin.

Le voyage en train fut long, rythmé par le grincement des roues et le balancement monotone des wagons. Par la fenêtre, la campagne défilait, d’abord familière puis peu à peu étrangère. Les champs gelés laissèrent place à de sombres forêts, puis à des étendues de brume où les arbres semblaient des silhouettes figées en prière.

À la gare, un fiacre les attendait. Le cocher, un vieil homme à la peau tannée par le vent, ne prononça presque pas un mot. Lorsqu’ils passèrent devant la grille en fer forgé, ornée de motifs floraux rongés par la rouille, Linda sentit le cuir du siège grincer sous ses doigts crispés.

La demeure surgit au détour d’un chemin bordé de cyprès : vaste, imposante, avec ses pierres blanchies par le gel et ses hautes fenêtres sans rideaux. Le jardin, même en hiver, respirait une beauté étrange ; des roses fanées pendaient encore à leurs tiges comme si elles avaient refusé de mourir.

James, ébloui, posa sa main sur l’épaule de Linda et sourit :
— C’est ici ! enfin, une vraie vie qui commence.

Mais déjà, Linda remarquait les volets entrouverts du dernier étage et une silhouette indistincte qui semblait s’effacer derrière l’un d’eux.
Elle cligna des yeux. La fenêtre était vide.


A suivre...
Antoine, le 19 mai 2015

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