Chapitre IV — Le Jardin des Supplices
Le lendemain de leur première nuit, un ciel d’un gris inquiétant pesait sur la demeure. Le vent se levait par brusques rafales, faisant gémir la charpente et claquer les volets d’un étage qu’ils n’avaient pas encore exploré.
James avait décidé de s’occuper du jardin, tandis que Linda rangeait la vaisselle ancienne découverte dans un buffet.
Ce fut alors qu’on frappa à la porte.
Pas un coup sec et assuré, mais trois coups espacés, hésitants… comme s’ils portaient déjà la peur.
James, alerté par le bruit, quitta le jardin et rejoignit Linda. Elle se tenait là, raide, le regard fixé sur la porte. Devant elle, une silhouette attendait. Linda ne sut dire pourquoi, mais son corps se tendit. Ce n’était pas de la surprise. C’était autre chose. Un pressentiment — comme une ombre qui précède le mal.
Sur le seuil se tenait une femme d’une cinquantaine d’années, le visage étrangement pâle, marqué par des cernes violets et une ride profonde entre les sourcils — trace d’une douleur ancienne qu’aucun temps n’aurait pu effacer. Elle resta immobile un instant, comme hésitante à franchir le seuil, puis entra lentement, sans qu’on ait eu besoin de l’inviter. Elle avait gardé son châle serré contre elle malgré l’air étouffant de l’antichambre.
Sa voix, basse et éraillée, sembla se détacher du silence même de la maison. Ses premiers mots glacèrent l’air ; ils entraient dans les oreilles de James et Linda comme des éclats de verre.
Elle parla de l’oncle Édouard, et d’une voix tremblante, elle fit surgir ce que la mémoire aurait préféré taire : il avait bâti sa fortune sur l’horreur.
Tout avait commencé, dit-elle, par l’enlèvement d’une orpheline, une enfant sans nom, sans famille, dont personne ne s’inquiéterait de la disparition. Puis vinrent d’autres disparitions, toujours dans la discrétion la plus absolue, toujours dans une ombre protégée par de puissantes complicités.
Des rumeurs circulèrent, mais furent étouffées aussitôt. Et pour cause : les hommes qui se réunissaient dans cette bâtisse, avant que James et Linda n’y habitent, n’étaient autres que les plus hauts dignitaires du pays. Les fêtes dégénéraient en orgies sordides, glissant dans des supplices et des meurtres d’une cruauté si extrême qu’on aurait hésité à les imputer même à des monstres.
Puis, un jour, un homme parla — un repenti. Il n’avait ni cherché à se disculper, ni tenté de fuir ses responsabilités. Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait vécu dans cette demeure, il le raconta sans détour, comme s’il cherchait à se libérer d’un poids trop lourd à porter. Une enquête s’ouvrit brièvement, mais elle fut vite étouffée. Édouard, protégé par ses amis influents, s’échappa vers le sud de la France, où ses affaires reprirent, plus discrètes encore.
Le repenti, quant à lui, fut condamné — non pas pour ses révélations, mais pour d’autres faits, étrangement annexes, comme si l’on avait voulu détourner l’attention. Il fut retrouvé mort dans sa cellule, étranglé par sa propre ceinture. Officiellement, un suicide. Mais dans les couloirs du tribunal, certains murmuraient que l’on avait simplement refermé la porte sur une vérité trop dérangeante.
La femme s’interrompit un instant. On eût dit qu’elle pesait le poids des mots avant de les faire tomber, un à un, dans la pièce.
— Madame… ce que vous dites est impensable ! Ce ne peut être un homme… C’est le diable, le mal incarné.
Elle ferma les yeux, comme pour retenir des larmes trop longues à venir.
— Vos pleurs me soulagent autant qu’ils me brisent, répondit-elle. Je suis venue pour faire mon deuil, bien que je sache que je ne m’en remettrai jamais. Ma fille… à ce qu’on m’a dit, elle n’a pas subi les pires supplices. Mais ce qu’on m’a dit est bien loin de la vérité.
Sa voix se brisa, mais elle poursuivit :
— Je veux retrouver son corps. L’enterrer dignement. Peut-être est-elle là… dans votre jardin. Elle travaillait ici, en tant que cuisinière. Un jour, elle est tombée sur une scène horrible. Cela l’a traumatisée. Et elle a fini par tout raconter. Elle l’a payé très cher. Il lui a crevé les yeux. Coupé les oreilles. Arraché la langue. Elle est devenue l’exemple à ne pas suivre. Et tous ceux qui savaient se sont tus. Non par ignorance, mais par choix. Par lâcheté. Par instinct de conservation. Et c’est ainsi que le mal a prospéré.
Un frisson traversa Linda, qui recula d’instinct. Derrière elle, dans le couloir, un faible craquement retentit — ou peut-être était-ce seulement le bois de la maison qui « travaillait ».
Dans le silence qui suivit, on aurait juré entendre un souffle discret, quelque part au sommet de l’escalier.
Finalement, James et Linda entreprirent les fouilles avec une détermination presque fébrile, comme si retourner la terre pouvait aussi retourner le passé. Mais rien. Pas la moindre trace. Pas le moindre os. Juste le silence.

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