La Demeure des Silences (Chapitre 5 et 6)


Chapitre V — Les cicatrices invisibles

Dès les tout premiers frémissements de vie, alors qu’il n’était encore qu’un souffle dans l’obscurité chaude du ventre maternel, Damien baignait déjà dans les émotions qui traversaient Linda : la joie fragile des espoirs nouveaux, l’angoisse silencieuse qui serre la poitrine, les éclats brefs de bonheur aussitôt éteints par la peur.

Chaque battement de cœur de sa mère vibrait en lui comme une onde qui ne s’éteindrait jamais. Chaque frisson parcourant sa peau devenait le sien. Les mots lourds et les silences pesants tournaient autour de lui comme un courant invisible, imprégnant ses cellules d’une mémoire qui n’était pas la sienne. Du moins, pas encore.

Lorsque Linda écouta ce jour-là le récit glaçant de cette femme brisée — l’histoire des disparitions, des supplices, des murs complices — Damien, encore tapi dans le ventre de sa mère, entendit lui aussi. Non pas le sens précis, mais le choc sourd dans le rythme cardiaque de sa mère, la crispation de ses muscles, l’amertume dans le flux de son sang. Et sans le savoir, il enregistra tout. Comme une empreinte au fer rouge dans un esprit encore vierge.

Ce fut quelques semaines à peine après leur arrivée dans la demeure victorienne que, sous un ciel d’hiver, elle mit au monde Damien dans la chambre du premier étage, là où le froid semblait s’infiltrer même dans les draps. Le cri du nouveau-né résonna longtemps dans les couloirs, ricochant sur les murs de pierre comme un son que la maison refusait d’avaler. James parla de « bonne augure », mais Linda, épuisée, ne put s’empêcher de sentir que ce cri n’avait pas seulement annoncé une vie — il avait réveillé quelque chose d’autre entre ces murs, quelque chose d’ancien, de tapi, qui jusque-là dormait. Et dans ce cri, dans ce souffle premier, un esprit se formait déjà. Un esprit naissant, imprégné de l’ombre des lieux, des peurs muettes de sa mère, des silences lourds de son père. Ce que l’on transmet avant le premier cri ne disparaît jamais. Cela devient la trame invisible de ce que nous sommes.

Les jours, les mois et les années passèrent. Et l’enfant grandit.

Durant son enfance, il absorba les émotions de son entourage comme une éponge plongée dans une eau trouble. Chaque soupir, chaque éclat de voix, chaque silence trop long se grava comme une cicatrice invisible. Ces marques restèrent là, tapies dans l’ombre, attendant leur heure. Sous quelle forme se manifesteraient-elles plus tard ? Avec quelle violence ? Mieux valait ne pas l’imaginer. Mieux valait ne pas en être témoin, ni victime.

À quinze ans, Damien vivait reclus dans sa chambre. Pourtant, la demeure familiale était immense, démesurée même. Une bâtisse majestueuse aux allures de manoir, hérissée de hautes cheminées, avec ses chambres aux plafonds sculptés, deux cuisines, deux salons, un vaste séjour que le soleil caressait à peine — comme s’il hésitait à pénétrer vraiment. Car derrière l’opulence se cachait une atmosphère dense, poisseuse, qui collait à la peau et s’insinuait dans les rêves.

Dans l’un des salons, James, son père, laissait filer le temps comme on laisse couler du sable entre les doigts. Chaque jour semblait un supplice. Pris dans des délires confus, il murmurait pour lui-même, éclatait soudain de colère, puis se réfugiait dans un mutisme glacé. Et parfois, lors de ses crises, ses hurlements déchiraient l’air comme des lames. Des cris qui vous saisissaient le ventre, qui faisaient vibrer la poussière sur les meubles.

À l’étage, Linda errait d’une pièce à l’autre comme une silhouette sans but. Autrefois lumineuse, elle n’était plus qu’une ombre du passé. Ses sourires, rares, avaient cette étrangeté qui glace plus qu’elle ne réchauffe. Derrière, se cachaient des abîmes où elle-même n’osait plus descendre. Et pourtant, même dans cette noirceur, il subsistait quelque chose d’inaltérable : sa bonté. Vacillante, étranglée par le poids des années, mais intacte.

Les domestiques avaient disparu depuis longtemps, comme on s’éloigne d’un lieu qui prend trop à l’âme. Cette demeure, autrefois pleine de promesses, était devenue un théâtre figé dans la souffrance.

Et pourtant, à leur arrivée, ils avaient cru offrir à l’enfant à naître une vie loin de la faim et du froid. 

Mais dans cette maison, les murs gardent tout.

Et les silences parlent plus fort que les mots.


Chapitre — VI Sous la peau des murs

Pour James, la maison n’était plus qu’une prison. Les boiseries qu’il avait tant admirées à leur arrivée ne lui parlaient plus ; il ne voyait que leur poussière. Les hauts plafonds, jadis signe de grandeur, semblaient peser sur ses épaules. Linda, elle, y voyait un linceul : chaque pièce recouverte d’ombre lui rappelait la visite de cette femme et les révélations qui avaient brisé son insouciance. Pour eux deux, le manoir était un poids, un héritage tangible mais toujours plus lourd à porter.

Damien, lui, le percevait autrement.

Il ne voyait pas seulement les murs : il sentait leur respiration. Certaines nuits, à la lisière du sommeil, il croyait entendre un rythme profond, presque humide, comme un cœur qui bat dans la pierre. Les couloirs avaient une température changeante, imprévisible : tantôt glaciale, tantôt tiède, comme une peau fiévreuse.

Quand il passait dans certaines pièces, ses pensées se brouillaient sans raison. Des images floues — une ombre sur un escalier, un éclat métallique, une main qui s’efface derrière une porte — traversaient son esprit, sans qu’il sache si elles venaient de ses rêves ou du manoir lui-même.

Il avait la sensation étrange que la maison l’écoutait. Qu’elle ajustait ses murmures et ses craquements pour lui seul.

Ses parents ne comprenaient pas. Pour eux, un courant d’air restait un courant d’air, et un volet claquant, le simple fruit du vent. Mais Damien savait que ce souffle-là, ce battement-là, ce silence-là n’avaient rien d’ordinaire.

Le manoir ne se contentait pas d’abriter leur vie : il observait. Et avec lui, il parlait une langue que seul l’enfant semblait comprendre.


A suivre...

Antoine, le 19 mai 2015


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