La Demeure des Silences (Chapitre 7 et 8)



Chapitre VII — Les six Années de Déclin

Damien percevait le manoir comme un lieu vivant, vibrant d’un souffle sourd que ses parents ne savaient ni entendre ni comprendre. Les ombres et les murmures qu’il croyait voir ne figuraient peut-être que dans son esprit, fruits d’un mélange d’angoisse, d’héritage émotionnel et d’isolement. Mais pour lui, ces spectres étaient bien réels. Ils habitaient chaque recoin, chaque silence, chaque battement de cette vieille maison.

Dans ce théâtre de douleurs et de souvenirs étouffés, la maison semblait peser sur son âme comme un fardeau invisible. Et c’est dans cette atmosphère lourde, presque suffocante, qu’un jour frappa à la porte une petite femme au dos voûté, accompagnée d’une fille au visage difforme. Elles étaient venues chercher du travail — une place, un abri, peut-être même un peu d’oubli. Leur apparence dérangeait, leur venue troublait l’équilibre fragile de ce lieu. Pourtant, dans ce monde en ruines, on ne posait plus de questions. Elles furent embauchées sur-le-champ.

La mère, Josette, se montra discrète et efficace, presque invisible, se fondant dans les ombres. Sa fille, Eugénie, bien que simplette et maladroite, apportait une étrange lumière dans les corridors obscurs de la demeure. Damien, lui, vivait dans une torpeur oppressante, son corps présent mais son esprit toujours ailleurs, absorbé par un silence intérieur autant que par le poids du passé.

Six  années s’égrenèrent dans cette maison qui tombait peu à peu en ruine. James, lentement glissant vers la démence, voyait autour de lui des ennemis invisibles. Convaincu qu’on cherchait à l’empoisonner, il sombra dans une paranoïa sourde, faite de soupçons et de murmures.

Les tâches domestiques incombaient à Josette, la gouvernante, et à sa fille Eugénie. Ce duo silencieux assurait les repas, les boissons, et le maintien d’un ordre fragile, pendant que Linda se tenait à l’écart, absorbée par d’autres préoccupations.

Mais dans l’esprit tourmenté de James, les rôles se confondaient. Chaque geste devenait suspect. Chaque regard, une menace voilée. Même les silences semblaient conspirer contre lui.

Il se mit à fouiller les placards, à renifler les bouteilles, à interroger les ombres. Il parlait seul, parfois à voix basse, parfois en hurlant contre des présences que lui seul percevait. Et dans cette spirale délirante, Linda devint malgré elle le point de fixation de ses angoisses. Elle, trop proche. Elle, trop silencieuse. Elle, trop familière.

La lumière, déjà vacillante au cœur de la demeure, s’éteignait peu à peu dans son esprit. Et dans cette obscurité intérieure, un jour, la tragédie s’abattit.

Sous les yeux figés de Damien, James passa à l’acte. Une violence implacable, froide, sans un cri pour briser le silence. Il frappa Linda avec une force brutale, un geste désespéré échappé aux raisons, un acte qui déchira l’âme et et laissa derrière lui un vide irréversible..

Puis, incapable de porter son crime, James s’effondra à ses pieds. Il se saisit d’un couteau, et dans un ultime souffle de folie et de honte, s’infligea une blessure mortelle. Son sang, chaud et rouge, se répondit à celui de Linda dans l’obscurité pesante.

Damien resta seul, maître d’une maison désormais dévastée. Les murs s’écaillaient, les fenêtres pleuraient leur eau amère, et le jardin, déserté par la vie, s’effaçait lentement sous la grisaille.

Malgré tout, Eugénie, maladroite mais fidèle, continuait d’apporter une infime lumière, un souffle fragile dans ce décor de ruines.


Chapitre VIII — Les Jeux de l’Ombre

Damien ignorait tout de l’amour, qu’il soit affectif ou charnel. Pas plus qu’il ne comprenait le plaisir, la tendresse, ou même le dégoût. Il vivait, simplement, animé par une force étrangère, comme une marionnette dont les fils avaient été abandonnés. Son corps était là, mais son esprit restait enfermé dans un silence glacé, coupé de toutes émotions véritables.

Eugénie, elle, cherchait quelque chose. Peut-être une forme de consolation, une illusion fragile de lien dans cette maison morte. Un soir, sans un mot, elle se glissa nue dans son lit. Son corps frêle et maladroit s’enroula autour du sien. Mais Damien ne réagit pas.

La chaleur de sa peau contre la sienne ne provoqua rien. Ni frisson, ni rejet. Juste une inertie totale, comme si son être tout entier s’était figé dans une absence d’émotions. Eugénie, telle un chat se frottant à la jambe du premier passant, se délectait seule dans cet étrange contact dépourvu de sensualité.

Nuit après nuit, ils se retrouvèrent dans ce jeu d’amour singulier. Damien, allongé sur le dos, le corps raidi, supportait les frottements d’Eugénie comme on supporte le vent — un souffle léger, sans impact. Plus elle s’approchait de l’extase, plus sa respiration devenait forte, haletante, presque animale. Alors, Damien bougeait enfin : il tournait la tête, juste assez pour que ce souffle nauséabond ne l’atteigne pas.

Eugénie ne semblait pas s’en offusquer. Elle continuait inlassablement à chercher dans ce contact une forme de réconfort, de chaleur, malgré la vacuité qu’elle rencontrait. Damien, lui, continuait à vivre sans vraiment vivre, à exister sans ressentir.

Dans cette maison en ruine, où le passé et le présent s’entrelacent, leur étrange complicité était sans doute la seule étincelle encore vive parmi les décombres d’un monde brisé.


A suivre...

Antoine, le 19 mai 2015

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