Chapitre IX — L’Errance et le Rêve
Les jours, les mois puis les années s’effaçaient dans une répétition sans fin. Damien, prisonnier de son propre corps et d’un esprit engourdi, finit par se lasser de cette existence dénuée de sensations véritables. Le silence pesant de la maison, le froid des émotions, la vacuité de ses nuits, tout cela creusait en lui un vide insoutenable.
Au plus profond de lui, des appels mystérieux se faisaient entendre, comme des murmures venus d’ailleurs, des promesses d’échappée, des rêves de liberté. Il sentait, sans le comprendre encore, que le monde au-delà des murs de cette demeure l’attendait.
Lassé de cette vie, Damien décida de partir. Sans prévenir, sans plan, sans émotion. Il devait se rendre au port de Londres, prendre le premier bateau en partance pour la France. Puis, de Marseille, il irait à Naples, à Tunis. Peu importait la destination. Ce qu’il fuyait, c’était l’absence. L’absence de tout.
Sur le seuil de la porte, Eugénie pleurait. Bouleversée par ce départ si brusque, elle ne comprenait pas. Jamais il n’en avait fait mention. Jamais il ne lui avait offert la moindre allusion. Il lui promit de revenir, sans date, sans directive. Droit, le corps toujours aussi raide, le visage sans expression, il partit. Sans se retourner. Sans adieu.
Mais Damien ne se rendit jamais en France. Il dilapida son argent auprès de femmes sans vertu, sans jamais leur faire l’amour. Ce besoin lui restait étrangement inconnu. Il les regardait, les écoutait, les payait. Mais ne les touchait pas.
Jusqu’à cette nuit.
Un cauchemar. Un rêve étrange, viscéral, dérangeant.
Il rêva de ses parents. Leurs têtes posées sur des corps d’oiseaux, nichés dans un arbre immense. Ils le protégeaient d’un prédateur : un rapace à tête humaine, inconnue, monstrueuse. L’assaillant attaqua le nid. Ses parents résistèrent. Mais furent emportés dans ses griffes acérées, probablement en guise de nourriture pour ses progénitures.
Damien pleura. Pour la première fois.
La nuit tombait. Seul dans le nid, il ressentit la peur. Le manque. La faim. Et un drôle de désir.
Au loin, un oiseau approchait. Il se cacha dans un coin du nid, effrayé. Mais lorsqu’il vit l’oiseau, il fut soulagé. C’était Eugénie.
Ce rêve, plus que tous les actes vécus, plus que toutes les nuits passées dans l’indifférence, éveilla quelque chose en lui. Un frisson. Une faille. Une pulsion.
Depuis ce rêve, quelque chose s’était fissuré en lui. Un cri enfoui, un désir inconnu, une peur nouvelle.
Chapitre X — Le Fracas intérieur
Ce rêve, brutal et chargé de symboles, brisa la carapace d’indifférence qui protégeait jusqu’alors Damien. Là où il n’y avait eu jusqu’à présent qu’une torpeur absolue, une ouverture s’était creusée. Une faille par où s’infiltraient des émotions jusque-là inconnues : la peur viscérale, le chagrin profond, et surtout ce frémissement nouveau, ce désir obscur qui troublait tout son être.
Ce n’était plus seulement un rêve. C’était un appel. Une révélation intime. Les images hantantes des parents-oiseaux, agressés par le rapace monstrueux, n’en étaient plus uniquement la mise en scène onirique, mais des clés d’un conflit enfoui, des fragments d’une mémoire incomplète.
Psychologiquement, ce choc réveilla chez Damien une rage sourde et une obsession : découvrir et affronter ce prédateur. Mais, privé de repères, il errerait bientôt, non plus captif d’un silence anesthésiant, mais prisonnier d’une quête à la fois terrifiante et compulsive.
Damien se mit à rôder. Toujours après avoir fumé de l’opium, il se rendait aux abords des maisons closes. Patient, silencieux, le regard fixe. Il cherchait le rapace à tête humaine. Celui qu’il avait vu dans son rêve. Celui qui avait emporté ses parents.
Il était persuadé de l’avoir aperçu un soir, dans une ruelle, parmi les ombres. Mais jamais il ne le retrouva. Alors, il s’acharna sur les corps de celles qui sortaient. Des filles pauvres, fatiguées, abîmées. Il les soupçonnait de le cacher. De le protéger. De l’héberger.
Parfois, il croyait voir dans leurs traits quelque chose de lui. Un regard fuyant. Une manière de se tenir. Une fragilité familière. Il se disait qu’elles portaient en elles une part de son sang, ou de sa faute. Et dans son esprit malade, cette idée prenait racine. Il ne voyait plus des visages, mais des éclats de mémoire. Des reflets brisés. Des murmures d’un passé qui refusait de mourir.
Le processus était toujours le même : l’opium, l’attente, l’attaque, le silence.
Heureusement, il fut arrêté avant de commettre de nouveaux forfaits. La justice fut clémente. Le sort des prostituées n’intéressait pas grand monde. Trois années de prison. Et puis, la liberté.
Sans un sou, résigné, il retourna à la demeure. Le chemin lui parut plus long qu’autrefois. Comme si le monde s’était agrandi, et lui, rétréci.
Arrivé devant la porte, il chercha la clé dans la poche droite de son pantalon. Mais il n’en eut pas besoin. La porte s’ouvrit au contact de sa main. La serrure ne fonctionnait plus.
Il visita la maison de fond en comble. Chaque pièce, chaque recoin, chaque souvenir. Tout était délabré. Tout était vide.
Pour la première fois, un être lui manquait réellement. Où pouvait se trouver Eugénie ? Pourquoi n’était-elle pas là, à l’attendre ?
Et pourtant, il se souvenait. Ou croyait se souvenir. D’un jour où il était revenu ici. La lumière était douce, presque dorée. Josette l’avait accueilli sans un mot, saisi d’un malaise diffus, comme si sa présence dérangeait l’équilibre fragile de la maison. Eugénie était là, dans le jardin, penchée sur un livre. Tout semblait réel. Trop réel.
Mais ensuite… Les visages s’étaient brouillés. Les voix s’étaient tordues. Il avait cru entendre des cris. Des cris de femmes. Et puis, la couleur rouge. D’abord sur les murs. Puis sur ses mains. Et enfin, dans ses yeux.
Il ne savait plus ce qui avait eu lieu. Ce qui avait été rêvé. Ce qui avait été fait.
Le vent se leva, comme pour répondre. Mais il ne soufflait que des souvenirs à moitié effacés. Trop imparfaits. Trop corrompus.
A suivre...

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