A la lisière des mondes : Le serment des flibustières (Chapitre 1 et 2)

 Plongée dans un tourbillon temporel, nous retrouvons le narrateur, projetée au cœur des Caraïbes du XVIIIᵉ siècle, là où le tonnerre des vagues répond aux sabres. À bord d’un navire secoué par la tempête, il découvre un équipage dirigé par Anne Bonny et Mary Read, figures légendaires de la piraterie féminine.

Dissimulées sous des foulards et des habits d’homme, ces femmes défient le monde des corsaires et tissent leur propre fraternité. Leurs serments se gravent dans la chair et dans le sel, scellés par un rituel secret où chaque cicatrice raconte une histoire de liberté volée.

Charlotte Badger, rencontrée au détour du pont, révèle une lignée oubliée de pirate : un ordre dont les chants et les silences veillent sur une mémoire vivante et rebelle. Face à la furie des éléments et aux conventions d’un siècle qui veut les réduire au silence, ces sœurs de l’écume forgent un sanctuaire où la mer devient confession et royaume.

Oserez-vous rejoindre l’ordre des femmes pirates ?




Chapitre I – Les sœurs de l’écume

Je commençais à m’habituer à ces sauts dans le temps, ces glissements soudains d’une époque à une autre. Enfin… je le croyais. Un haut-le-cœur me saisit, au moment même  où l’air autour de moi se chargeait d’électricité. Un frisson glacé parcourut mes os, et le panorama éclata en un éclair de lumière violente, m’aspirant vers l’inconnu...

Quand je rouvris les yeux, le monde tonnait. L’odeur âcre du goudron et du sel me brûlait la gorge. Le bois craquait sous des pas cadencés, et au-dessus de moi claquaient des voiles gonflées par le vent.  J’étais à bord d’un navire dont la coque vibrait comme un cœur en furie.

« Hissez plus haut, ou nous serons balayées ! » hurla une voix, claire, autoritaire.

Je me retournai et la vis — Anne Bonny trônait au milieu du tumulte, silhouette flamboyante, sabre au flanc et foulard rouge sang noué sur le front — la flamme des Caraïbes, à la fois crainte et désirée, qui avait défié les codes en prenant la mer. Elle commandait l’équipage avec une assurance sans partage.

À ses côtés, une autre silhouette, plus androgyne, tirait des amarres ; son regard tranchait comme une lame. Mary Read la combattante déguisée, dont la légende disait qu’elle avait résisté jusqu’à la fièvre, à la prison, et à l’ostracisme que lui valait son secret.

Le navire voguait au large de Nassau , le grand repaire des frères de la côte.  Mais ici, je percevais autre force : une fraternité forgée dans le secret. Les hommes obéissaient, certes, mais le pouvoir venait d’elles. Je le ressentais dans la manière dont chaque manœuvre se faisait sans hésitation, dans la ferveur presque rituelle qui accompagnait les ordres criés.

Anne s’approcha de la proue, posa sa main calleuse sur le bois et prononça, comme une prière :

« Que la mer nous reconnaisse encore, nous qui refusons de plier. »

Soudain, tout devint clair  : ce nouveau fragment du passé m’avait mené dans un lieu où les traces n'étaient pas gravées dans la pierre mais dans la chair et la révolte. Ici, les cartouches étaient remplacés par des cicatrices, des chants et des serments immortalisés dans le ressac salé.


Chapitre II – La confrérie des femmes pirates

Le soleil dardait ses rayons brûlants sur la mer, éclaboussant de reflets dorés la surface agitée. Sur le pont du navire, une lumière différente animait l’air : celle d’une force rare, forgée dans la lutte incessante et la camaraderie indéfectible.

Autour d’Anne, les femmes s’activaient avec une précision presque rituelle, comme si le tumulte marin composait leur chorégraphie. Le tumulte n’altérait en rien leur cohésion, au contraire, il la renforçait. Leurs voix, tantôt rudes, tantôt chantantes, portaient le poids d’un serment silencieux.

Une main ferme mais douce saisit mon bras, me tirant à part, loin du brouhaha. Je levai les yeux vers le visage marqué par le soleil d’une jeune femme aux yeux de braise. 

« Je m’appelle Charlotte Badger », dit-elle simplement, mais son regard lançait un défi. « Nous sommes bien plus que des pirates. Nous sommes un ordre — un sanctuaire sur les flots. »

Mary Read s’approcha alors, moins flamboyante qu’Anne, mais son aura était tout aussi puissante. « Chaque cicatrice ici raconte une histoire de défi », murmura-t-elle, ses yeux fixant l’horizon comme pour y lire un avenir incertain. « Nous avons coupé les amarres d’un monde qui voulait nous réduire au silence. »

Leur parole semblait vibrer dans l’air salin, et je sentais monter en moi un mélange d’émerveillement et d’appréhension. Ces femmes étaient loin des légendes romancées ; elles incarnaient une vérité rude, faite de douleur et de liberté volée.

Soudain, une autre femme leva un vieux tableau de bois où s’alignaient des noms et des dates griffonnés, à peine déchiffrables. « Voici notre lignée », expliqua-t-elle d’une voix grave. « Ces noms, tu ne les trouveras pas dans les livres d’histoire. Mais ici, ils vivent — dans nos mémoires, dans nos luttes. Des femmes qui ont choisi la mer plutôt que l’oubli. »

Je compris alors que j’assistais à un rite secret d’existence. Non seulement un groupe uni par le combat, mais une communauté gardienne d’une mémoire vivante, inscrite dans la chair et dans le fracas des vagues. Leurs chants, leurs silences, leurs rires étaient autant de fragments d’un manuscrit que le temps n’avait pas réussi à effacer. Plus que jamais, je compris que mes voyages portaient un message : la mémoire ne se fige pas, elle circule, irriguée par des voix oubliées.

La rumeur d’un chant monta lorsque les préparatifs du rituel commencèrent. Sur le pont, une large planche de bois fut posée, creusée d’un bassin peu profond, rempli d’eau de mer mêlée à des feuilles d’aloès et de fougères sauvages. 

Une à une, les femmes s’avancèrent vers ce sanctuaire improvisé, portant avec elles des objets choisis : un poignard de corsaire, une cordelette de chanvre tressée, un médaillon usé, autant de talismans chargés d’histoires secrètes.

Anne, silhouette flamboyante, leva la voix dans un chant guttural, semblable à un appel primitif. Mary vint près d’elle, et ensemble elles récitèrent un serment, mêlant paroles anciennes et promesses d’avenir.

« Par la mer qui nous porte, par le vent qui nous guide,

Nous jurons fidélité à la liberté volée.

Par le sang versé, par le sel chéri,

Nous sommes l’écume et la tempête. »

Chacune, à son tour, plongea la main dans le bassin, trempant ses doigts dans l’eau mêlée d’herbes, puis marqua son poignet d’une fine entaille avec le poignard, laissant couler une goutte de sang. Cette goutte se mêlait à l’eau, scellant un pacte invisible mais indestructible.

Plus tard, le tumulte s’apaisa. Seules Anne et Mary restèrent sur le pont, partagèrent un regard échangé chargé de fatigue et de feu. Anne brisa le silence :

« Tu crois encore à ces serments, Mary ? » demanda-t-elle, un sourire amer levé aux coins de ses lèvres.

Mary répondit sans hésiter, presque tendrement. « Parce que c’est tout ce qui nous reste. Ces mots, cette promesse, c’est notre vérité. Sans eux, nous ne serions que des ombres balayées par l’histoire. »

Anne éloigna une mèche de cheveux, son regard traversant l’horizon. « Parfois, je me demande si la liberté ne serait pas autre chose que ces chaînes que l’on choisit. »

Mary posa la main sur l’épaule d’Anne, ferme. « La liberté, Anne, c’est ce que nous forgeons avec nos blessures. Ce rituel, ce serment, ce n’est pas une chaîne, c’est un lien. Un lien entre nous, entre le passé et ce que nous voulons transmettre. »

Un silence complice les enveloppa, tandis que le navire tanguait doucement sous l’effet des flots. Le vent souleva leurs voix lointaines, portées là-bas, dans les eaux sans fin, gardiennes d’une mémoire secrète et immortelle.


A suivre...

Antone, le 19 Septembre 2025

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