Chapitre 6 — Mireille, le miroir voilé
Depuis quelques jours, Hubert sentait une présence rôder autour de la maison. Des pas feutrés sur les graviers, une ombre furtive derrière les rideaux, un parfum discret qui se différenciait de celui de Juliette, plus sec, plus froid.
Un matin, elle était là. Mireille Marais. Elle entra sans hésiter, comme si elle connaissait chaque recoin, chaque silence. Élégante et distante, elle s’installa dans le salon, son regard balayant la pièce avec une précision presque clinique. Sur son manteau, une broche en forme de ginkgo, familière et troublante.
— Marc est mort, dit-elle d’une voix calme. Je suppose que vous le savez déjà.
Hubert hocha la tête, déstabilisé par sa froideur.
— Il disait des choses incohérentes. Des histoires d’expériences humaines… Il était obsédé, ajouta-t-elle, sans émotion.
— Vous le connaissiez bien ? demanda Hubert, cherchant à percer son masque.
Mireille détourna légèrement la tête, comme surprise par la question.
— Nous nous sommes croisés à l’Agence. Il avait travaillé sur un dossier qui m’avait été confié. Il est resté en contact. De manière… irrégulière.
Elle marqua une pause, fixant la fenêtre comme si un souvenir s’y rejouait.
— Il m’a parlé une fois d’un escalier en colimaçon, dit-elle soudain. À l’Agence. Il disait que c’était là qu’il avait compris que les protocoles n’étaient pas faits pour être appliqués, mais pour être observés.
Elle se détourna lentement, son visage impassible.
— C’était un soir d’hiver. Il avait oublié son badge, j’étais chargée de l’accompagner jusqu’à l’aile 3. Il m’a demandé si je croyais que les gens pouvaient être modifiés sans le savoir. Je lui ai répondu que c’était déjà le cas. Il n’a plus jamais posé la question.
Le ton, la posture, le choix des mots — tout sonnait comme un message codé. Leur lien n’était ni vraiment professionnel, ni tout à fait personnel. C’était autre chose : un pacte silencieux, une dette contractée dans l’ombre.
Soudain, son regard se posa sur le vieux disque vinyle trouvé par Hubert. Elle pâlit.
— Ce morceau… je l’ai entendu quand j’étais enfant. Mais… je ne sais pas où.
— Juliette aussi le fredonne parfois, murmura Hubert.
Mireille le fixa, interdite.
— Alors ce n’est pas un souvenir. C’est un implant.
Un silence pesant s’installa. Hubert sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il tenta de la déstabiliser.
— Vous dites “l’Agence” comme si c’était une évidence, souffla-t-il. Mais de laquelle parlez-vous ? Celle qui m’a vendu cette maison… ou celle qui recrute des cobayes ?
Mireille ne répondit pas tout de suite. Elle fixa le disque vinyle, comme si elle cherchait à y lire une réponse.
— Les deux, finit-elle par dire. L’agence immobilière n’était qu’une façade. Un filtre pour sélectionner les profils.
Hubert sentit sa gorge se serrer.
— Marc m’a parlé d’un entretien, reprit Mireille. Pas pour un emploi. Pour une “évaluation comportementale”. Il croyait postuler pour un poste de consultant. Mais les questions portaient sur ses rêves, ses peurs, ses souvenirs d’enfance. Et à la fin, on lui a proposé de vivre dans un lieu “neutre”, pour “observer les effets du silence sur la mémoire”.
— Et il a accepté ?
— Il pensait pouvoir infiltrer le système. Mais il est devenu un rouage. Il m’a envoyé une lettre, un jour. Une seule phrase : “Je crois que je suis devenu ce que je voulais dénoncer.”
Hubert se leva brusquement.
— Et moi ? Qu’est-ce que je suis devenu ?
Mireille le regarda sans ciller.
— Vous êtes celui qui a été réactivé.
Un silence s’installa.
— Pourquoi me dire tout ça, maintenant ? demanda Hubert, la voix tremblante.
Elle esquissa un sourire sans chaleur.
— Parce que vous êtes déjà trop loin pour revenir en arrière.
Elle se leva, ajusta son manteau, effleura la broche en forme de ginkgo.
— Ce n’est pas moi qui décide de la fin, Hubert. Je suis juste là pour que vous la compreniez.
Et elle quitta la pièce, sans bruit, sans se retourner.
Resté seul, Hubert sentit le poids de chaque silence. Il tira le carnet noir du tiroir du buffet, le feuilleta nerveusement. Entre deux paragraphes illisibles, une note plus nette, datée de six mois avant la mort de Marc :
“Mireille n’a jamais travaillé à l’Agence. Elle m’a dit qu’elle y était analyste, mais aucun badge, aucun dossier, aucun passage enregistré. Juste son nom, associé à un protocole abandonné.”
Le cœur d’Hubert ralentit. Elle avait menti. Pas sur un souvenir. Sur son rôle.
Il se précipita vers son ordinateur, ouvrit les archives cryptées transmises par Marc. Dans un fichier nommé “Aile 3 – accès refusé”, une liste de noms : celui de Marc, celui de Juliette. Mais pas celui de Mireille.
Et pourtant, elle avait dit : “Je l’ai accompagné jusqu’à l’aile 3.”
Alors qui était-elle ?
Hubert resta longtemps assis, le regard vide. Ce n’était plus une conversation. C’était une mise en scène. Et il venait d’en découvrir la première faille.
Les racines effacées
Après le départ de Mireille, Hubert ne dormit pas. Il resta assis dans le salon, le disque vinyle encore posé sur la platine, comme une balise muette. Elle avait parlé trop précisément. Et trop peu. Il voulait comprendre.
Il fouilla la maison, les classeurs, les tiroirs, les recoins oubliés. Et dans une pochette cartonnée, glissée derrière une cloison disjointe, il trouva un article jauni du Midi Libre, daté de 1993.
“Léon et Cécile Marais, chercheurs en modulation cognitive appliquée, portés disparus après la fermeture d’un laboratoire non répertorié dans les Cévennes.”
L’article évoquait des travaux sur la plasticité mentale, la réécriture comportementale, les effets de l’environnement sur la mémoire involontaire. Des recherches jugées trop instables pour être publiées. Trop efficaces pour être ignorées.
Leur disparition ne fut jamais élucidée.
Les découvertes s'enchainent
Dans la pochette intérieure du vinyle — qu’il avait pourtant manipulée plusieurs fois sans jamais rien remarquer — Hubert trouva, glissée entre deux feuilles de papier, une photographie en noir et blanc. Son pouls ralentit. Une fillette d’environ six ans, immobile, fixait l’objectif devant un bâtiment en ruines. Sur le mur derrière elle, presque effacé par les années : un ginkgo stylisé, peint à la main — parfaitement identique à celui de la broche que Mireille portait ce matin-là.
Cette posture, ce regard… C’était Mireille.
Et soudain, quelque chose s’aligna.
Il observa longuement la photographie. Ce n’était pas une trace. C’était une signature. Et si Mireille n’était pas seulement la fille des Marais… Mais leur dernier protocole ?
A suivre...
Antoine, le 5 septembre 2025

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