La Vallée des Masques — Le dernier rôle d’Hubert (Chapitre 7)


Chapitre 7 — Le regard derrière la casquette

Juliette avait d’abord hésité. Lorsque Hubert lui avait proposé un rendez-vous, elle avait mis plusieurs jours à répondre. Puis, sans explication, elle avait accepté. C’est elle qui choisit le lieu : une ancienne gare désaffectée, figée hors du temps, où les voix semblaient rebondir sur les murs vides.

Quand Hubert arriva, elle l’attendait déjà, assise sur un banc rouillé. Le vent soulevait doucement les pages d’un carnet posé à côté d’elle.

— Tu sais maintenant, dit-elle. Alors tu peux choisir : continuer ou sortir.

Elle le regardait comme si elle savait ce qu’il avait appris de Mireille, comme si les pièces du puzzle lui avaient été livrées. Mais Hubert, de son côté, avait creusé plus loin, fouillé les archives, interrogé les silences, retrouvé les traces effacées. Dans ce face-à-face, chacun croyait savoir ce que l’autre ignorait.

Juliette lui tendit une enveloppe scellée. À l’intérieur, une photo : Marc, jeune, en uniforme, devant une porte blindée ornée du symbole du ginkgo.

— Tu ne sais pas ce que Marc savait, murmura-t-elle. Il s’est approché d’un secret…

Elle hésita, sa voix n’était plus qu’un souffle :

— Il a trouvé la pièce scellée. Celle dont personne ne parle, même ici. Il a compris que tout ne s’était pas arrêté avec la disparition de mes grands-parents. Il a vu ce qu’il ne fallait pas voir.

Un frisson glacial remonta le long de la colonne d’Hubert.

— Quelle pièce ?

Juliette détourna les yeux.

— Sous le Centre, il y a un niveau dont le plan n’existe dans aucun dossier officiel. On l’appelait la Chambre d’Écho. C’est là qu’ils menaient… les expériences finales.

Elle marqua une pause, puis ajouta :

— Marc a réussi à y pénétrer, il y a des années. Il a laissé un indice, quelque part dans la maison. Il savait qu’on viendrait le chercher.

Elle lui tendit une clé rouillée, minuscule. Le métal semblait rongé par le temps… ou par autre chose.

— Si tu veux comprendre, va au bout. Mais sache que certains secrets ne se referment jamais vraiment derrière soi.

Hubert prit la clé, la tourna dans sa paume, en mesura le poids. Mais ce n’était pas le métal qui pesait. C’était ce qu’elle ouvrait.

Il passa la nuit à fouiller les archives, les plans, les carnets. Ce qu’il découvrit n’était pas un lieu, mais une origine.

Au départ, deux enfants auraient dû naître, mais les expériences in vitro n’en virent concevoir qu’un seul — porteur malgré tout d’une double mémoire, d’une personnalité dédoublée qui venait de l’échec de la duplication.

Mireille avait adopté cet enfant. Les savants voulaient à tout prix aller au bout du programme, quitte à sacrifier la première jumelle. Juliette, elle, portait encore en elle cette fracture : deux identités, deux voix qui s’affrontaient dans son esprit.

Hubert sentit son souffle se raccourcir. Ce qu’il croyait être un passé trouble devenait un présent actif. Juliette n’était pas seulement une survivante : elle était un vecteur, un réceptacle, un témoin vivant d’un protocole effacé.

Il se leva, regarda la clé, puis la posa sur la table. Il ne descendrait pas. Pas maintenant. Peut-être jamais.

Certains couloirs ne sont pas faits pour être explorés. Et certaines vérités… pour être connues.

Quelques jours plus tard, Juliette avait disparu. Personne ne l’avait vue partir. Le carnet noir avait changé de place. La broche en forme de ginkgo reposait sur le rebord de la fenêtre, comme un dernier signe. La porte était entrouverte, mais aucune trace ne menait vers elle.

Les voisins disaient l’avoir vue marcher vers la forêt, seule. D’autres affirmaient qu’elle était montée dans une voiture banalisée, conduite par une femme aux cheveux blancs. Personne ne savait vraiment.

Hubert ne chercha pas à la retrouver. 

Et dans son silence, il comprit que Juliette n’avait jamais été entièrement elle-même. Il ne la jugeait pas. Il la plaignait — comme on plaint ce qui a été façonné sans consentement, et qui n’a jamais eu le droit d’exister autrement

Interlude — Fragments retrouvés

C’est bien après la disparition de Juliette, la mort de Marc et la fuite de Mireille, qu’Hubert découvre les deux dernières clés du puzzle. Un message enregistré. Une note oubliée.

Scène posthume — Derniers mots de Marc

Dans les jours qui suivirent la mort de Marc, Hubert découvrit dans sa boîte aux lettres le colis. L’expéditeur était un nom qu’il ne reconnaissait pas — Maître Lauriol, notaire à Uzès. À l’intérieur, soigneusement emballé dans du papier kraft, un dictaphone ancien. Pas de lettre. Juste une note manuscrite : "À remettre à M. Hubert L. en cas de décès de M. M. Giraud."

Il s’assit, déconcerté, et enclencha le petit bouton. Une bande magnétique se mit à tourner lentement. La voix de Marc surgit, faible, heurtée par des silences.

— Si tu entends ça, c’est que je n’ai pas réussi. J’ai trop attendu. Je pensais pouvoir protéger Juliette… mais je me suis trompé. Elle n’est pas victime. Pas entièrement. Elle est liée par le sang.

Un léger claquement en fond, comme une porte lointaine qui se referme.

— Cela avait commencé avec Mireille. Est-elle la fille légitime de Léon et Cécile Marais ? Ou un prototype ? Je n’ai jamais su. Mais une chose est sure, on n'a jamais retrouvé de certificat de naissance. Puis 18 ans après naissait Juliette. Elle n’était pas seulement liée aux expériences. Elle en était l’extension. 

Marc reprit son souffle, audible, presque maladroit.

— À l’origine, deux enfants auraient dû naître. Conçus in vitro, dans le cadre d’un protocole expérimental piloté par Léon et Cécile Marais, dans un laboratoire non déclaré. Le programme visait l’étude de la modulation cognitive : comment façonner la mémoire, la personnalité, le comportement. Mais la gestation ne donna qu’une seule naissance. 

Un souffle long précède la reprise de sa voix, comme s’il avait hésité.

— Il y a bien eu une Juliette Marais enterrée. Les registres officiels sont clairs, les dates correspondent. Une tombe. Un certificat. Mais tout cela… c’était pour couvrir autre chose.

Marc s’interromps un instant. On entend un léger frottement, comme une main glissant sur le micro. Le timbre de sa voix se durcit légèrement. Ce n’est plus une simple transmission d’informations. C’est une mise à nu.

— La vérité, c’est qu’une enfant est morte. Pas de maladie. Pas d’accident. Elle est morte lors des tests de duplication cognitive. Mais les savants, obsédés, ont refusé l’échec ; ils ont continué, coûte que coûte. Ils ont alors recréé une enfant — Juliette — mais elle portait, malgré elle, les deux personnalités : celle de la survivante et le fantôme de sa sœur morte.

Juliette, celle que tu connais… n’a pas été forgée à la suite de ce drame. Elle a été façonnée à partir de lui. À partir de ce qu’ils ont tenté de corriger, de reproduire… et de taire. Le projet fut officiellement abandonné. Officieusement, il ne s’arrêta jamais.

Marc parlait maintenant lentement, chaque mot articulé comme un testament.

—  Je sais que c’est brutal, mais tu dois l’entendre. Toi aussi, Hubert… tu es né dans ce laboratoire. Ta mère biologique, qui est aussi la mère porteuse, faisait partie intégrante du programme. Tes parents adoptifs t’ont sorti de là, ils t’ont enlevé aux Marais. Ils t’ont protégé, du moins autant qu’ils le pouvaient. Ils ont pris des risques. De vrais risques. Mais ce couple… Léon et Cécile Marais… ce n’était pas un simple duo de chercheurs. C’était autre chose. Quelque chose de dangereux. Le protocole impliquait toute une équipe. Des assistants, des médecins, des soutiens invisibles. Et ces gens-là… n’ont jamais cessé de te chercher. Tu n’es pas un simple témoin, Hubert. Tu es un terrain d’expérimentation. Un cas unique. Le seul qui ait échappé.

Le dictaphone grésilla une seconde, puis la voix de Marc reprit, plus lente, comme s’il hésitait à dire ce qui suivait.

— Ce que je t’ai dit sur toi, Hubert… ce n’est pas toute l’histoire. Moi aussi, j’ai fini par apprendre. À force de recouper les données, les dates, les profils… j’ai compris que j’avais été un enfant du programme. Né dans les mêmes conditions. Surveillé. Guidé. Manipulé. Ils ont suivi mon développement comme on observe un terrain en jachère : en attendant qu’il donne quelque chose.

Un souffle. Un soupir à peine audible. Puis sa voix, plus grave :

— Je croyais pouvoir m’en extraire. Reprendre le contrôle, mener l’enquête, dénoncer ce qui avait été fait. Mais on ne quitte pas une histoire dont les pages ont été écrites avant nous. Je n’étais pas un témoin. J’étais une ligne du scénario."

Le message s’arrête. Et dans le silence qui suit, on entend un battement — comme un cœur mécanique.

La dernière note

La boîte à musique fut découverte dans le grenier, quelques semaines après la disparition de Juliette. Elle était dissimulée derrière une pile de draps anciens, comme si elle avait été volontairement oubliée. À l’intérieur, une note soigneusement pliée, glissée entre les rouages.

" Je n’étais pas censée exister dans ton monde, Hubert. Mais j’ai voulu voir ce que c’était — vivre sans rôle, sans script, juste un instant. Tu m’as regardée comme personne ne l’avait fait. Peut-être que c’était réel. Peut-être pas."

Hubert lut ces mots sans bouger. Ils n’étaient pas une explication. Ils étaient une offrande.

Il referma la boîte. Mais avant qu’il ne la repose, elle s’ouvrit seule. Les rouages se mirent en mouvement, lentement. Et une mélodie brisée s’éleva dans la poussière. Celle du disque vinyle retrouvé sous les lattes du plancher.


A suivre...

Antoine, le 5 septembre 2025

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