Il arriva un jour — ou peut-être une éternité plus tard — qu’un technicien stagiaire du Bureau Central des Destinations Posthumes trébucha sur un câble éthérique.
Tout clignota… et l’univers, distrait, éternua. Le système redémarra.
Levure, qui savourait tranquillement un sorbet au thym dans un hammam marxiste du 8ᵉ cercle, sentit une vibration étrange sous ses coussinets. Il regarda autour de lui. Les livres s’effaçaient. Les murs, lentement, se dissolvaient en équations. Le jazz se dissolvait en code source.
Quelqu’un, quelque part, appuyait sur “Restaurer configuration usine.”
Puis le néant.
Le néant ne dura qu’un milliardième de seconde… mais ce fut suffisant pour replier l’univers sur lui-même : les souvenirs, les musiques d'ascenseur, les pactes invisibles, même Mireille la luciole.
Quand Levure rouvrit les yeux — avait-il seulement fermé les yeux ? — il était de nouveau dans sa cage.
Un crayon entre les pattes. Une feuille vierge devant lui. Il ne se souvenait plus de rien.
Mais… quelque chose clochait. Une lueur dans ses yeux. Une gravité dans son silence. Comme une rumeur oubliée. Comme l’écho d’une mémoire qu’on n’a jamais vécue.
Chapitre I — De l’autre côté
Assis devant le minuscule bureau de sa cage aménagée — une cage spéciale réservée aux survivants improbables des expériences les plus absurdes — Levure, un lapin blanc à l’apparence des plus ordinaires, s’appliquait tant bien que mal à écrire ses mémoires… ou du moins, ce qui ressemblait vaguement à un testament griffonné d’une patte tremblante.
Car voyez-vous, Levure aurait bien voulu raconter tout cela de vive voix… mais un lapin, ça ne parle pas — ça écrit ! Et encore, il n’écrit que depuis son miraculeux retour parmi nous. Avant cela, il n’était guère plus doué qu’une cuillère en bois pour aligner trois mots. Depuis qu’il avait glissé aux portes de l’au-delà, une frénésie nouvelle l’habitait : écrire
Sa cage n’était pas tout à fait une prison. Plutôt un sanctuaire, un mausolée pour les vivants miraculés. Un lieu rongé par l’humidité et les vapeurs chimiques, où s’entassaient en silence les ruines des ambitions scientifiques humaines..
Pourquoi Levure avait-il droit à ce traitement de faveur ? Pourquoi lui, et pas un autre ? Parce que ce lapin-là avait survécu au "Protocole Omega", cette tentative grotesque de cartographier la frontière entre la mort clinique et la résurrection neurologique. Et pourtant, combien de ses compagnons d’infortune succombèrent dans d’atroces souffrances avant que, enfin, le résultat escompté voie le jour ? Mieux vaut laisser cela dans les tristes annales du laboratoire.
Pour faire bref, le voyage qui mena Levure de l’ombre à la lumière se déroula ainsi. L’agonie — car agonie il y eut tout de même — fut brève. Puis, à une vitesse fulgurante, il glissa dans un tunnel sans fin — oui, un tunnel — semblable à un terrier interminable. Sur ce point, il y a fort à parier que ce décor familier ne fut que la projection de son imagination. Ensuite, une glissade lumineuse suivie d’une explosion de douleur muette, comme si son corps éclatait en milliards de particules blanches avant de se recomposer dans l’obscurité d’un autre monde. Et enfin, il vit la lumière, tandis que ses souffrances sombraient dans l’oubli.
Chapitre II — L’autre monde
Le plus troublant, ce ne fut pas la douleur. Ce ne fut pas non plus cette sensation que son esprit s’évaporait dans un vaste réseau de néons blafards. Non. Le plus troublant, ce fut l’accueil.
Levure s’attendait à la félicité ou à la damnation. Mais à la place, il fut accueilli, non par des anges, mais par… un guichet automatique. Un vieux terminal grésillant où s'affichait : « Bienvenue au Bureau Central des Destinations Posthumes (BCDP) — veuillez prendre un ticket ». Le papier s'imprima lentement, et le chiffre 48 326 clignota faiblement.
Il attendit. Deux siècles, peut-être trois.
Quand enfin son numéro fut appelé, une luciole chauve, engoncée dans un costume trois-pièces, se pencha sur sa vie avec l’air appliqué d’un comptable. Elle s’appelait Mireille. Elle parlait vite. Et elle mâchait des chewing-gums parfum framboise.
— « Alors, voyons ça... Expérimentation illégale, survie improbable, montée de conscience... Très prometteur pour la suite. »
Levure tenta de protester, mais elle leva un doigt luisant.
A suivre....
Antoine le 9 juillet 2025
Glossaire
Levure : lapin blanc cobaye miraculeusement revenu d’expériences proches de la mort, narrateur de l’histoire.
Protocole Omega : programme expérimental visant à cartographier et manipuler la frontière entre mort clinique et résurrection cérébrale.
Bureau Central des Destinations Posthumes (BCDP) : administration fictive qui gère bureaucratiquement les lieux d’après-vie des âmes et des consciences.
Mini-portail quantique : anomalie ouvrant un passage énergétique entre différentes dimensions ou réalités, souvent instable et dangereuse.
Docteur Cellarius : scientifique impliqué dans les expériences sur la conscience, mort de façon absurde lors d’une expérience.
Comité des Interférences Spirituelles : organisme fictif chargé de surveiller et contrôler les dérives métaphysiques et mémorielles.
Visa temporaire pour le Paradis : autorisation administrative fictive permettant d’accéder à un séjour dans l’au-delà, sujet à règles et bureaucratie.
Club Infernum : lieu dans l’au-delà où Levure fréquente, mélange de salon jazz et espace d’âmes rebelles.
Sujet 17B : code donné à Levure en tant que cobaye dans les expérimentations.
Passeport croisé Paradis-Enfer : document fictif permettant à Levure d’alterner entre ciel et enfer pour expérimenter les deux réalités post-mortem.
Fenêtre de l’Autre Côté : métaphore de la limite entre la vie, la mort et les réalités parallèles franchies par Levure.

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