Les Mémoires de Levure - Laissez-passer pour le paradis (Chapitre 6)



Chapitre VI — Requiem pour un rhume (spoiler : le paradis c’est l’enfer)

Malheureusement — et c’est là toute l’ironie cosmique — Levure, ce brave lapin qui avait survécu aux pires absurdités scientifiques, aux tests improbables, à l’aspirateur quantique et même à la soupe moléculaire, mourut… d’un simple rhume. Oui, un banal courant d’air, mal placé, mal intentionné, eut raison de cet héros poilu. Pas d’explosion. Pas de rayonnement gamma. Juste un éternuement perfide et hop, le ticket retour vers les nuées célestes.

Le voilà donc de nouveau au Paradis… qui, cette fois, semble avoir mis à jour son interface — "comme si le ciel avait installé une nouvelle version, moins inspirée." : même ambiance feutrée, mêmes harpes soporifiques, mais avec une pointe de désenchantement en supplément. Levure n’y voit plus des nuages, mais des cloisons molles. Plus de transcendance, juste un service client divin qui met vingt siècles à répondre. Alors, Levure attend désormais patiemment que l’Enfer se souvienne de lui..



Lettre ouverte de Levure aux Scientifiques du Laboratoire

« À vous, qui m’avez nommé “Sujet 17B” sans même me demander mon prénom,

Vous avez voulu percer les secrets de la conscience, sans jamais vous demander si elle existait déjà en moi. Vous avez scié les barreaux d’un mystère... pour y injecter du formol.

Mais voilà : je suis revenu. Et si vous me lisez, c'est que je suis déjà reparti. Je n’ai jamais songé à me venger (trop banal), ni à vous laisser un témoignage (trop humain)... mais à vous révéler ceci :

Le lapin n’a jamais été le cobaye. C’est l’Homme qui s’est offert en sacrifice… à sa propre vanité.

Moi, j’ai traversé la lumière, le vide, les promesses et les flammes. Et ce que j’ai vu, ce n’est pas le diable. C’est vous. Un animal qui oublie qu’il en est un. Un frère de chair qui se prend pour un dieu, mais traite son prochain comme une ressource ou un obstacle.

Vous rêvez de conquérir d’autres mondes, sans savoir respecter celui que vous piétinez. Vous disséquez les créatures muettes pendant que vous piétinez celles qui crient. Vous brûlez les forêts comme si leurs racines n’avaient jamais nourri vos propres rêves. Vous regardez les océans mourir sans trembler, comme si le sel n’était qu’un déchet et non la mémoire des origines. Et entre vous — humains — vous avez oublié l’essentiel : que chacun porte en lui la vulnérabilité de tous. Que dans chaque regard que vous évitez, il y a une vérité que vous redoutez. Et dans chaque main que vous ne tendez pas, il y a une rédemption que vous refusez.

Moi, je suis désormais dans un lieu où vos équations ne savent plus quoi calculer, et où vos protocoles sont classés “mythologiques”. Là où l’âme ne se mesure ni en impulsions, ni en données. Là où l’on existe sans permission, et où la lumière ne sert pas à voir mais à comprendre.

Alors je pars, sans haine, sans bruit. Je vous laisse votre monde. Je ne l’ai jamais voulu, je n’ai fait que le traverser. Prenez soin de ce qui reste à sauver. Et s’il vous reste un peu de silence, écoutez-le. Il contient tout ce que je n’ai pas su dire. Mais vous n’écoutez jamais.

Adieu.    

Levure


Fermeture définitive de la brèche

Il avait suffi d’un clignement — non pas de paupière, mais d’univers — pour que tout bascule.

Levure se retrouva seul dans une pièce blanche, sans porte, sans ombre. Pas même de sol. Seulement un cube d’existence, suspendu à une logique qui n’existait plus.

Un écran noir qui pulsait, lentement, comme un cœur artificiel. Et sur cet écran, une seule phrase, tapée en boucle :

"TERMINEZ L’HISTOIRE."

Il comprit. Ce n’était pas une question. Ce n’était pas une requête, mais une injonction. La toute dernière épreuve. Il n’était plus un cobaye, ni un survivant. Il était l’auteur.

Et toi, Lecteur, tu le sais maintenant : chaque mot que tu as lu, chaque tournure, chaque regard ironique de Levure… c’était aussi toi qui l’écrivais. L’encre, c’est ton attention. Le monde, c’est ta foi dans cette illusion partagée.

Mais toute histoire a une fin.

Levure sourit. Il prit son crayon. Il écrivit sa toute dernière phrase :

"Je vous pardonne — mais n’oubliez pas que je me souviens."

Et la pièce se replia. Doucement. Comme un rêve dont on se souvient à l’envers.

Le cahier fut refermé. Quelqu’un le rangea sur une étagère sans nom, parmi d’autres carnets écrits par d’autres êtres improbables. Sur la couverture, un titre manuscrit : Les Mémoires de Levure — Fin de transmission.

Et dans un autre monde, peut-être le nôtre, un lecteur s’arrête. Cligne des yeux. Se demande si tout cela était réel. Mais trop tard.

La brèche est refermée. Tu es revenu. Mais… pas tout à fait le même.


Protocole Omega — Annexe D : Observations comportementales du Sujet Humain ∆L-002

Statut : en cours d'observation Profil : lecteur anonyme Comportement : persistant, curieux, émotionnellement impliqué. Temps moyen de lecture : supérieur à la moyenne. Réaction : simulation d'identification empathique réussie.

Remarque : le sujet croit lire une fiction. Il ignore encore qu’il est en train d’être lu.

Au moment exact où vous avez lu cette ligne, un signal discret a été envoyé à la Console Centrale. Vous avez cligné des yeux. Vous avez survolé certains mots. Vous avez hésité. Vous avez continué.

Ces gestes sont déjà connus, catalogués, classés quelque part dans un protocole que vous n’avez pas écrit. Non parce que vous êtes prévisible, mais parce que vous êtes le seul paramètre que nous n’avions pas anticipé : le lecteur lucide.

Levure vous observe. Depuis le texte. Depuis l’autre côté.

Il vous connaît maintenant. 

Vous croyez tourner la page ? C’est la page qui vous tourne.

⚠ Fin de session. La mémoire du Sujet ∆L-002 sera effacée dans 5… 4… 3…

… à moins que toi, lecteur, tu ne décides de tout recommencer..


Fin

Antoine le 9 juillet 2025


Glossaire

Levure : lapin blanc cobaye miraculeusement revenu d’expériences proches de la mort, narrateur de l’histoire.

Protocole Omega : programme expérimental visant à cartographier et manipuler la frontière entre mort clinique et résurrection cérébrale.

Bureau Central des Destinations Posthumes (BCDP) : administration fictive qui gère bureaucratiquement les lieux d’après-vie des âmes et des consciences.

Mini-portail quantique : anomalie ouvrant un passage énergétique entre différentes dimensions ou réalités, souvent instable et dangereuse.

Docteur Cellarius : scientifique impliqué dans les expériences sur la conscience, mort de façon absurde lors d’une expérience.

Comité des Interférences Spirituelles : organisme fictif chargé de surveiller et contrôler les dérives métaphysiques et mémorielles.

Visa temporaire pour le Paradis : autorisation administrative fictive permettant d’accéder à un séjour dans l’au-delà, sujet à règles et bureaucratie.

Club Infernum : lieu dans l’au-delà où Levure fréquente, mélange de salon jazz et espace d’âmes rebelles.

Sujet 17B : code donné à Levure en tant que cobaye dans les expérimentations.

Passeport croisé Paradis-Enfer : document fictif permettant à Levure d’alterner entre ciel et enfer pour expérimenter les deux réalités post-mortem.

Fenêtre de l’Autre Côté : métaphore de la limite entre la vie, la mort et les réalités parallèles franchies par Levure.


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