Naples, sous le souffle du Vésuve - Naples en musique et en lumière (Neuvième partie)

Naples en musique et en lumière


Ce soir, j’écris depuis ma chambre d’hôtel, fenêtre entrouverte sur une nuit étoilée. Le ciel au-dessus de Naples semble lui aussi vouloir raconter quelque chose — une histoire douce, un murmure d’amour ou de nostalgie. L’air est tiède, les bruits de la ville s’estompent, et cette atmosphère invite à la rêverie. Revoir Amélia m’a redonné du baume au cœur. Il y avait dans son regard une lumière familière, comme une chanson qu’on croyait oubliée et qui revient sans prévenir.

J’ai ouvert mon carnet, prêt à écrire sur elle, sur moi, sur ce moment suspendu. Mais très vite, mes pensées ont bifurqué. Car ici, à Naples, ce n’est pas mon histoire qui s’impose — c’est celle de la ville. Une ville qui ne se raconte pas seulement avec des mots, mais avec des chansons, des films, des rires et des larmes. Une ville qui chante ses joies et ses douleurs, qui rit de ses misères et qui danse avec ses souvenirs.

Alors j’ai refermé la page de mes sentiments pour en ouvrir une autre, bien plus vaste. Celle de la culture napolitaine, de ses mélodies qui s’élèvent des balcons, de ses voix qui résonnent dans les ruelles, de ses comédiens qui font rire et pleurer tout à la fois. Car à Naples, l’amour est partout — dans une mandoline, dans un vers de Pino Daniele, dans une grimace de Totò.

Naples, en somme, m’a volé la plume — mais pour mieux me prêter la sienne.

Car Naples ne vit pas seulement dans ses ruelles ou sa cuisine : elle chante aussi par la voix passionnée de son peuple. Ici, la musique napolitaine est omniprésente. Elle s’élève des balcons, résonne au marché, s’invite dans les fêtes, berce les amours, console les départs.

L’écho des mandolines et des ténors racontent la ville comme on raconte le cœur. Chaque coin de Naples bruisse de chansons emblématiques.

Dans un café, on entend parfois ’O sole mio, lumière douce et nostalgique :

« Che bella cosa na jurnata ’e sole, N’aria serena doppo na tempesta... » (Quelle belle chose une journée ensoleillée, Une douce brise après la tempête...)

Ou bien la célèbre Funiculì Funiculà, hymne joyeux dédié au funiculaire du Vésuve :

« Jamme, jamme ’ncoppa, jamme jà, Funiculì, funiculà!... » (Allons, allons en haut, allons-y, Funiculi, funicula!)

Dans une fête, on fredonne Te voglio bene assaje, premier grand succès napolitain du XIXe siècle :

« I’ te voglio bene assaje, Tu me manchi ‘nu poco ‘e core... » (Je t’aime passionnément, Tu me manques un peu au cœur...)

Mais Naples a aussi sa voix moderne et poignante. Les rues font parfois écho à Napule è de Pino Daniele, hymne contemporain :

« Napule è mille culure, Napule è mille paure, Napule è a voce de’ criature... » (Naples est mille couleurs, Naples est mille peurs, Naples est la voix des enfants...)

Et puis, tout récemment, une mélodie qui touche le cœur de tous ceux exilés ou nostalgiques de la ville : Si putesse vede Napule de Gigi D’Alessio, bouleversante confession :

« Dint’a ’na valigia ’e lacreme pe te fa turnà in America, Con quanto amore parli della tua città... » (Dans une valise de larmes pour te faire revenir d’Amérique, Avec tant d’amour tu parles de ta ville...)

Ici, chaque chanson est un poème, un cri d’amour, une lettre à Naples. Elles disent le soleil et les peurs, l’exil et la joie, les espoirs et les blessures secrètes. Et moi, au gré de mes pas, je me laisse emporter, ému, par cette ville qui chante sa vérité à chaque coin de rue, dans chaque cœur.

Et parfois, Naples ne chante pas seulement : elle rit. Et ce rire a un nom — Antonio de Curtis, plus connu sous le nom de Totò. Il est sans conteste le plus grand comédien que la ville ait offert au XXe siècle. Né à Naples le 15 février 1898, dans le quartier populaire de la Sanità, il grandit dans la précarité, entouré de tendresse et de débrouillardise. Cette enfance marquera à jamais son humour, son regard lucide et compatissant sur la vie.

D’abord artiste de cabaret et de théâtre, Totò invente son propre langage scénique : une manière de se moquer des puissants sans jamais humilier les faibles, de rire des travers du quotidien tout en restant profondément humain. Son corps devient un instrument comique, ses mimiques une partition, ses improvisations un art. Il est le prince du rire — Il principe della risata — aimé de tous les Napolitains.

Puis vient le cinéma. Totò conquiert l’Italie entière avec près de 97 films à son actif. Parmi les plus célèbres : Miseria e Nobiltà, L’Oro di Napoli, Guardie e ladri, Uccellacci e uccellini. Il devient un mythe vivant, souvent comparé à Chaplin ou Louis de Funès, mais avec cette touche napolitaine inimitable : entre drôlerie et tragédie, entre farce et tendresse.

Une dame âgée m'avait un jour confié :

« Totò, pour nous, ce n’était pas qu’un acteur. Il était Naples. Tendre et caustique, triste et joyeux, un cœur immense derrière chaque grimace. Il savait faire rire les enfants comme émouvoir les vieilles femmes. »

Et elle ajoute, en souriant, une phrase célèbre tirée d’un de ses poèmes :

« Signori si nasce, ed io lo nacqui, modestamente… » (Il y a ceux qui naissent “messieurs”, et moi je suis né comme tel, modestement…)

Totò disparaîtra en 1967, laissant Naples orpheline de son génie. Mais ses films, ses chansons, ses vers et ses gestes restent vivants. Dans chaque ruelle, dans chaque sourire, il semble encore nous murmurer que la comédie, c’est l’art d’aimer la vie, même dans la misère. C’est cela, l’âme de Naples : une chanson, un rire, une larme.

Alors que je commençais à écrire, le cœur léger, porté par les souvenirs encore chauds de cette journée, une douce mélancolie s’est glissée entre les lignes. Elle est venue sans bruit, comme une brise qui s’infiltre par la fenêtre entrouverte. Car bientôt, après-demain, il me faudra partir. Quitter Naples, ses ruelles chantantes, ses couchers de soleil sur la baie, ses rires et ses silences.

Et surtout, laisser derrière moi Amélia.

Je le sens déjà : son absence laissera un creux, un espace que ni les mots ni les paysages ne pourront combler. Elle est entrée dans mon voyage comme une chanson imprévue, et maintenant, elle y résonne à chaque page. Naples me manquera, oui — mais Amélia, elle, me manquera comme on manque d’un battement de cœur.

Alors j’écris, pour retenir un peu de cette lumière, pour que la mémoire soit plus forte que le départ.

A suivre...

Antoine, le 2 octobre 2025

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